Le médecin d'Ispahan
puissant pour se
débarrasser d'un gêneur. II passa tout de suite aux écuries de Thorne régler sa
note et reprendre son cheval. Rue de la Tamise, il n'emporta que l'essentiel.
Las de ces départs précipités et de ces longs voyages, il y était devenu
efficace et prompt. Tandis que frère Paulinus dînait au réfectoire de
Saint-Paul, son frère laissait Londres derrière lui. Sur la route boueuse de
Lincoln, il avançait pas à pas vers le nord, poursuivi par des furies auxquelles
il n'échapperait jamais parce qu'il les portait en lui.
78. LA ROUTE DU NORD
La première nuit, il dormit confortablement sur un tas de foin au bord de la
route. En s'éveillant à l'aube, il se rappela l'échiquier de Mirdin qu'il avait
laissé rue de la Tamise, l'objet si précieux rapporté de Perse à travers le
monde ! Cette perte lui fut comme un coup de poignard. Il avait faim,
mais, renonçant à s'arrêter dans une ferme au risque d'être repéré, il
chevaucha le ventre vide la moitié de la matinée. Dans un village, il acheta au
marché du pain et du fromage.
Il broyait du
noir. Trouver un frère pareil, c'était pire que de l'avoir perdu. Il se sentait
volé et trahi. Mais le Willum qu'il avait pleuré, c'était celui de son enfance
et il n'avait aucune envie de revoir ce Paulinus aux yeux froids.
« Que le
diable t'emporte, évêque auxiliaire de Worcester ! » hurla-t-il,
faisant fuir les oiseaux et broncher le cheval.
Puis il sonna
de la corne saxonne, dont la voix familière le réconforta. A partir de Lincoln,
il évita les grandes routes, où pouvaient le chercher d'éventuels poursuivants,
et longea la côte. Un itinéraire qu'il avait suivi maintes fois avec le
Barbier. Plus de tambour ni de spectacle, plus de patients pour le médecin
fugitif. Personne ne reconnut le jeune barbier-chirurgien d'autrefois ;
inutile de se chercher des témoins dans ces villages du bord de mer. Il aurait
été condamné. Bénissant la chance qui lui avait permis de fuir, il comprit que,
pour lui, dans la vie, tout était encore possible.
Quelques
souvenirs lui revenaient ici et là ; telle église avait été détruite par
le feu, tel édifice était de construction récente, ailleurs on avait défriché
la forêt. Il avançait lentement car la jument qui l'avait bien servi à Londres
était trop âgée pour s'adapter aux pistes boueuses de la campagne. Il fallait
s'arrêter souvent pour la laisser reposer et brouter l'herbe tendre du
printemps tandis qu'il s'allongeait au bord d'une rivière.
Il ménageait
son argent et dormait dans des granges chaque fois qu'on l'y autorisait, mais
allait à l'auberge quand il ne pouvait l'éviter. Un soir, dans une taverne du
port, à Middlesbrough, il remarqua deux marins qui absorbaient une quantité
incroyable de bière. L'un d'eux, un trapu aux cheveux noirs sous un bonnet de
tricot, frappa du poing sur la table.
« Il nous
faut un équipier. On suit la côte jusqu'au port d'Eyemouth, en Ecosse. Pêche au
hareng tout du long. Y a quelqu'un ici ? »
Il y eut un
silence et quelques rires étouffés, mais personne ne bougea. Fallait-il prendre
le risque ? Ce serait plus rapide, et mieux valait l'océan que ce
piétinement dans la boue. Il se leva et vint à eux.
« Le
bateau est à vous ?
– Oui, je suis
le capitaine. Je m'appelle Nee et voici Aldus.
– Moi c'est
Jonsson », dit Rob.
C'était un
nom aussi bon qu'un autre . L'autre le regardait.
« Un
costaud », dit-il, puis il prit sa main et il fit la grimace en touchant
la paume lisse.
« Je sais
travailler.
– On verra
ça », répondit Nee.
Rob donna la
jument à un client de la taverne ; il n'aurait pas eu le temps de la
vendre le lendemain et elle ne lui aurait pas rapporte grand-chose. Le bateau
lui parut aussi vieux et misérable qu'elle, mais Nee et Aldus y avaient bien
passé l'hiver, les joints avaient été calfatés à l'étoupe et à la poix ;
il affrontait la houle avec légèreté.
Le nouvel
équipier ne tarda pas à vomir, penché par-dessus bord, tandis que les autres
l'insultaient, menaçant de le jeter à la mer. Il s'obligeait à travailler, mais
la pêche était maigre, Nee était de méchante humeur, et seul sa taille évitait
à Rob les mauvais traitements. Il ne garda rien du repas du soir : pain
dur, poisson fumé plein d'arêtes, eau parfumée de hareng. Pour tout arranger,
Aldus pris de colique empuantit le baquet commun. Mais, endurci par son
expérience à l'hôpital, le
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