Le médecin d'Ispahan
lui
jeta un regard pénétrant.
« Chasse
de ton esprit ces écoles persanes. Ce sont des années de voyages dangereux, sur
la mer, à travers les continents, de terribles montagnes et vaste désert... Que
sais-tu de ta propre foi, jeune barbier ? De ton pape ? »
Rob haussa les
épaules. Alors Merlin lui parla de Jean XIX qui prétendait régner sur deux
Eglises comme un homme qui voudrait monter deux chevaux à la fois. L'Eglise
d'Occident lui était fidèle, mais celle d'Orient en perpétuelle rébellion.
« De même
que les prêtres anglais détestent tous ceux qui s'occupent de médecine, les
prêtres de l'Eglise d'Orient maudissent les écoles de médecine arabes et les
autres académies musulmanes. Elles sont à leurs yeux une menace et une
incitation au paganisme. Tout chrétien qui fréquente une école musulmane risque
maintenant l'excommunication, plus les condamnations terribles de la justice
séculière. Certains ont été emprisonnés, brûlés, pendus ou réduits à errer,
couverts de chaînes, jusqu'à ce leurs fers rouillent et tombent. »
Rob l'écoutait
en pâlissant.
« De leur
côté, les musulmans ne souhaitent pas d'étudiants d'une religion hostile et les
chrétiens ne sont plus admis depuis longtemps dans les académies du califat
oriental. Mais pourquoi ne pas aller en Espagne ? Les deux religions y
coexistent, et les musulmans ont fondé de grandes universités à Cordoue, à
Tolède, à Séville...
– Pourquoi n'y
êtes-vous pas allé ?
– Parce que
les Juifs sont autorisés à étudier en Perse, répondit Merlin avec un sourire.
Et je voulais toucher l'ourlet du vêtement d'Ibn Sina.
– Je ne veux
pas traverser le monde pour devenir savant. Je veux être un bon médecin.
– Tu
m'étonnes.... Te voilà jeune et fringant, avec des habits et des armes que je
ne pourrais pas m'offrir. La vie de barbier a des avantages. Pourquoi veux-tu
devenir médecin, pour travailler plus en gagnant moins ?
– J'ai appris
plusieurs traitements, je sais couper un doigt en laissant un joli
moignon : mais combien de patients me paient sans que je puisse rien pour
eux ? Je suis ignorant. Je pourrais les sauver si j'avais appris
davantage.
– Même si tu
étudiais pendant plusieurs vies, certaines maladies te resteraient un mystère,
car l'angoisse que tu exprimes est inséparable de notre profession ; il
faut vivre avec elle. Mais il est vrai que plus la formation est complète,
meilleur est le médecin. Tu as donné la raison la plus valable de ton
ambition. »
Il
réfléchissait en vidant son gobelet.
« Cherche
le moins médiocre des médecins d'Angleterre et persuade-le de te prendre comme
apprenti.
– En
connaissez-vous un ? »
Merlin feignit
de ne pas saisir l'allusion et se leva.
« Nous
avons gagné notre journée, l'un et l'autre. On verra cela demain. Bonne nuit,
jeune lui barbier.
– Bonne nuit,
maître médecin. »
Le matin, il y
eut du porridge aux pois et beaucoup de bénédictions en hébreu. On s'observait.
Mme Merlin semblait encore contrariée et le petit jour soulignait cruellement
le duvet brun de sa lèvre supérieure. Rob regardait, surpris, les franges qui
dépassaient sous les tuniques du père et de son fils aîné.
« J'ai
réfléchi à notre discussion, et malheureusement, je ne vois pas qui vous
recommander », dit Merlin.
Sa femme posa
sur la table un panier de grosses mûres et le visage du médecin s'éclaira.
« Prenez-en
avec votre gruau, elles sont délicieuses.
– Je voudrais
que vous m'acceptiez comme apprenti », dit Rob.
A son vif
désappointement, Merlin secoua la tête.
« Mais je
vous ai aidé, hier. Je pourrais vous remplacer dans vos visites quand viendra
la mauvaise saison.
– Non.
– Vous avez
trouvé que j'avais le sens de la médecine. Je suis solide, je peux travailler
dur : un apprentissage de sept ans, plus si vous le voulez. »
Dans son
agitation, il heurta la table, bousculant porridge.
« C'est
impossible. »
Rob se sentit
dupé : il avait cru à l'estime de Merlin.
« Je n'ai
pas les qualités nécessaires ?
– Vous avez de
grandes qualités et, d'après ce que j'ai vu, vous seriez un excellent médecin.
– Alors, pourquoi ?
– Dans cette
nation très chrétienne, on n'admettra pas que je sois votre maître... Les
prêtres me surveillent déjà : un Juif, né en France et formé dans une
école islamique, autant d'éléments de paganisme. Un jour ils m'accuseront
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