Le médecin d'Ispahan
pourrait ouvrir les yeux et le surprendre à l'observer, il se détourna
et partit. Revenu près de sa voiture, il constata qu'elle était trop pleine
pour que Gershom pût s'y allonger. Il sortit tristement les bancs de l'estrade,
se rappelant les spectacles innombrables qu'il y avait donnés avec le Barbier,
puis il les mit en pièces et les brûla à son feu de camp.
Le 22 octobre,
au milieu de la matinée, l'air se chargea de flocons blancs qui cinglaient la
peau. Rob surpris se tourna vers Simon ; il avait repris sa place –
Gershom et sa fesse guérie ayant retrouvé le cheval.
« C'est
trop tôt, non ?
– Pas pour les
Balkans. »
Ils se
trouvaient dans des abrupts le plus souvent couverts de hêtres, de chênes et de
pins, avec des trouées arides et rocailleuses comme si une divinité en colère
eût balayé une partie de la montagne. Il y avait de petits lacs alimentés par
des cascades qui disparaissaient dans des gorges profondes. Les Cullen
n'étaient plus que deux silhouettes indistinctes avec leurs chapeaux et leurs
longs manteaux de mouton. Mais celle que portait le cheval noir s'appelait
Mary.
Kerl Fritta parcourait
la colonne de marche, pressant l'allure.
« Il veut
être à Gabrovo avant les grosses neiges, dit Simon. Le col de la porte des
Balkans est déjà fermé, mais la caravane va hiverner tout près : il y a là
des auberges et l'on peut aussi loger chez l'habitant. C'est la seule ville de
la région qui puisse abriter tant de monde.
– Je pourrai
travailler mon persan tout l'hiver.
– Tu n'auras
pas le livre, car nous ne resterons pas à Gabrovo. Nous allons un peu plus
loin, à Tryavna, où vivent des Juifs.
– Mais j'ai
besoin du livre et de tes leçons ! »
Simon haussa
les épaules sans répondre. Le soir, après s'être occupé de Cheval, Rob alla au
campement des Juifs et les trouva en train d'examiner des fers à clous.
« Il faut
en faire poser à ta jument, lui dit Meir. Ils évitent à l'animal de déraper sur
la neige et la glace.
– Je ne
pourrais pas vous accompagner à Tryavna ? »
Meir et Simon
se regardèrent ; ils en avaient sans doute déjà discuté.
« Il
n'est pas en mon pouvoir de t'accorder l'hospitalité à Tryavna.
– Qui a ce
pouvoir ?
– Le chef de
notre communauté est un grand sage : le rabbenu Schlomo ben Eliahu.
– Qu'est-ce
qu'un rabbenu ?
– Un savant.
Dans notre langue, rabbenu signifie " notre maître ". C'est
la plus haute dignité.
– Est-ce un
homme guindé, qui n'aime pas les étrangers ? Fermé et inapprochable ?
– Non, fit
Meir en souriant.
– Alors, je
peux aller le voir et lui demander de me laisser profiter du livre et des
leçons de Simon ? »
Meir gardait
le silence, visiblement embarrassé. Mais, comprenant que l'obstination du jeune
homme serait la plus forte, il hocha la tête avec un soupir.
« Nous
t'emmènerons chez le rabbenu », dit-il enfin.
29. TRYAVNA
Gabrovo était un triste assemblage de maisons faites de bric et de broc. Rob, qui
rêvait depuis des mois d'un bon repas qu'il n'aurait pas préparé lui-même,
entra dans l'une des trois auberges. Ce fut une cruelle déception : on
avait outrageusement salé la viande dans l'espoir de cacher qu'elle était
gâtée, le pain dur était criblé de trous de charançons, et le logement valait
la table. Si les deux autres n'étaient pas meilleures, les gens de la caravane
auraient un dur hiver.
A moins d'une
heure de là, Tryavna était une bourgade beaucoup plus petite. Le quartier juif,
un groupe de chaumières blotties les unes contre les autres, était séparé du
reste de la ville par des vignobles et des champs. Rob et ses compagnons
entrèrent dans une cour sale où de jeunes garçons prirent en charge leurs
animaux.
« Attends-moi
ici », dit Meir.
Ce ne fut pas
long. Simon vint bientôt chercher Rob pour le conduire, par un couloir obscur
qui sentait la pomme, dans une pièce meublée d'une chaise et d'une table
surchargée de livres et de manuscrits. Un vieil homme était assis, aux cheveux
et à la barbe de neige, voûté, corpulent, avec des bajoues et de grands yeux
bruns, larmoyants à cause de l'âge mais dont le regard vous transperçait
jusqu'à l'âme. Il n'y eut pas de présentations. On était devant un seigneur.
« Nous
avons dit au rabbenu que tu allais en Perse et que tu avais besoin de connaître
la langue pour tes affaires. Il demande si la joie de la connaissance n'est pas
une raison
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