Le médecin d'Ispahan
année ; c'était, lui
dit Simon, le milieu de l'année 4792 d'après leur calendrier.
Il neigeait
toujours abondamment et le robuste Anglais assumait seul tous les travaux de
déblaiement. Pour le reste, il apprenait peu à peu à penser en persan et
cherchait toutes les occasions de parler à des Juifs qui connaissaient la
langue.
« Et mon
accent, Simon, comment est-il ?
– Un Persan
pourra toujours se moquer de toi ; pour lui, tu resteras un étranger.
Espérais-tu un miracle ? »
Beaucoup de
Juifs étrangers attendaient à Tryavna la fin de l'hiver balkanique, et aucun ne
payait son hébergement.
« Mes
frères, expliqua Simon, peuvent ainsi voyager dans tous les pays. Ils sont pris
en charge dans chaque village juif, qui leur assure la subsistance, une place à
la synagogue et une écurie pour leur cheval. Inversement, l'année suivante,
ceux qui les ont reçus pourront devenir leurs invités. »
Un jour, on
annonça pour le lendemain l'abattage de deux jeunes bœufs qui appartenaient au
rabbenu. Il procéderait lui-même à l'opération sous la surveillance d'un comité
d'inspecteurs rituels, et celui qui présiderait la cérémonie était Reb Baruch
ben David, son ami d'hier, devenu son ennemi. On pouvait craindre une
dramatique confrontation.
Meir répéta à
Rob les préceptes du Lévitique : les Juifs pouvaient manger tous les
ruminants au sabot fendu ; les interdits étaient treif et non
kascher : par exemple les chevaux, les ânes, les chameaux et les porcs. Parmi
les oiseaux consommables, pigeon, colombe, poulet, canard, oie domestique. Au
contraire, l'autruche, le coucou, les rapaces, le cygne et la cigogne, le hibou
et aussi la chauve-souris étaient absolument proscrits.
« Je ne
connais pas de mets plus fin, dit Rob, qu'un jeune cygne bardé de porc salé et
grillé lentement au-dessus de la flamme.
– Tu n'en
mangeras pas ici », répliqua Meir, un peu dégoûté.
Le lendemain,
après la prière du matin, on se rendit dans la cour du rabbenu où avait lieu le shehitah , l'abattage rituel. Les quatre fils du rabbenu amenèrent un
taureau noir qu'il fallut maîtriser avec des cordes tandis que les inspecteurs
examinaient chaque parcelle de son corps.
« La
moindre plaie, le moindre défaut de la peau rendrait la viande inconsommable,
dit Simon. C'est la Loi. »
La bête une
fois menée devant une auge remplie de foin, le rabbenu sortit un long couteau.
« Le bout
est émoussé pour éviter de griffer la peau mais la lame est aiguisée comme un
rasoir. On attend maintenant le moment favorable car l'animal doit être
immobile lors de la mise à mort, sinon la viande ne serait pas kascher. »
Enfin, la
gorge tranchée, un flot de sang jaillit et le taureau s'écroula mort. Un
murmure de soulagement parcourut l'assistance. Puis on se tut : Reb
Baruch, l'air tendu, examinait le couteau.
« Quelque
chose ne va pas ? demanda froidement le rabbenu.
– Je le
crains ». répondit Reb Baruch en montrant, au milieu de la lame, une très
fine ébréchure du métal.
Les
discussions s'élevèrent aussitôt, mais le rabbenu y mit fin après avoir, en
pleine lumière, parcouru du doigt le fil du couteau.
« C'est
une bénédiction que votre vue soit plus aiguë que la lame et nous protège
encore, mon vieil ami », dit-il calmement.
On respira
enfin. Reb Baruch sourit, vint tapoter la main du rabbenu et les deux hommes se
regardèrent longuement.
Rob fut chargé
de porter la bête inconsommable au boucher chrétien de Gabrovo, tandis que le
second taureau était abattu et reconnu kascher sans autre incident.
« Tryavna »,
dit-il simplement, et le visage du boucher s'éclaira.
A voir les
quelques misérables pièces qui représentaient le prix convenu, il était clair
que l'animal ne lui avait pratiquement rien coûté. Honteux et furieux de voir
ainsi rejetée tant de bonne viande sous un prétexte qu'il jugeait si futile,
Rob alla s'asseoir à la taverne la plus proche. Dans la salle enfumée, longue
et étroite comme un tunnel, il remarqua trois prostituées ; deux n'étaient
plus très jeunes, mais la troisième, une blonde, lui sourit avec une expression
d'innocente malice. Son verre fini, il s'approcha.
« Vous ne
parlez pas anglais, je suppose ? »
Elles rirent
en murmurant quelque chose ; mais il lui suffit de tendre une pièce à la
plus jeune pour qu'elle quitte la table, prenne son manteau et le suive dehors.
Dans la rue enneigée, il rencontra
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