Le médecin d'Ispahan
Mary Cullen.
« Bonjour !
Comment passez-vous l'hiver, vous et votre père ?
– C'est
effroyable, s'écria-t-elle. L'auberge est glaciale et la nourriture infecte.
Habitez-vous vraiment chez les Juifs ?
– Oui. Je dors
dans une grange chaude et je suis très bien nourri. »
Il avait
oublié la couleur de ses yeux, ces deux fleurs bleues, tout à coup, dans la
neige.
« Je ne
comprends pas qu'on puisse vivre ainsi. Mon père dit que les Juifs ont une
odeur parce qu'ils ont frotté d'ail le corps du Christ après sa mort.
– Nous avons
tous une odeur. Mais les Juifs s'immergent tous les vendredis de la tête aux
pieds ; ils se lavent davantage que la plupart des gens. »
Elle rougit et
il songea qu'obtenir un bain dans une auberge à Gabrovo devait être difficile
et rare. Mary regardait la femme qui attendait un peu plus loin.
« Mon
père dit que celui qui accepte de vivre avec les Juifs ne peut pas être un
honnête homme.
– Votre père
semblait sympathique, répliqua Rob d'un air pensif, mais c'est peut-être un
âne. »
Et ils
repartirent, chacun de son côté. Rob suivit blonde dans une chambre voisine, en
désordre et pleine de nippes sales, qu'elle partageait sans doute avec les deux
autres. Il la regarda se déshabiller.
« Dommage
que je te voie après l'autre, lui dit-il, sachant qu'elle ne comprenait pas.
Elle n'est pas toujours aimable, ce n'est pas vraiment une beauté, mais
personne n'a l'allure de Mary Cullen. »
Il faisait
froid et la fille s'était glissée sous les couvertures. Il en avait déjà trop
vu. Il appréciait l'odeur musquée des femmes mais celle-ci puait et son corps
terne, jamais lavé, gardait la trace sèche de vieilles sécrétions. Malgré sa
longue abstinence, n'eut aucune envie de la toucher.
« Sacrée
sorcière rousse ! grogna-t-il devant son regard perplexe. Ce n'est pas ta
faute, à toi, pauvre pute... »
Il la paya,
lui adressa un signe de tête et sortit respirer un air plus frais.
En février, il
passa plus de temps que jamais à la maison d'étude, plongé dans le Coran. Il
s'étonnait d'y trouver tant d'hostilité contre les chrétiens et un si violent
mépris des Juifs. Les premiers maîtres de Mahomet, expliqua Simon, avaient été
des Juifs et des moines chrétiens syriaques, qu'il avait espéré rallier à la
nouvelle religion après l'apparition de l'ange Gabriel et la mission qui lui
avait été confiée par Dieu. Mais ils s'étaient écartés de lui et ne le leur
avait jamais pardonné.
Les
commentaires de Simon faisaient du Coran un livre vivant. Quand ils se
sépareraient, à Constantinople, Rob n'aurait plus ni l'un ni l'autre. Enfant,
il avait pris l'Angleterre pour le monde ; il savait maintenant qu'il
existait d'autres peuples, d'autres cultures avec des traits communs et de
profondes différences.
Le rabbenu et
Reb Baruch s'étaient réconciliés et les deux familles préparaient fébrilement
les noces de Rohel et du jeune Reb Meshullum ben Nathan.
Le sage donna
à Rob un vieux chapeau de cuir et un extrait du Talmud à étudier en persan.
Certaines prescriptions semblaient contradictoires ; personne ne savait en
expliquer le sens. Au bain du vendredi, le jeune étranger trouva le courage d'interroger
le maître.
« Shi-ailah , Rabbenu, shi-ailah ! »
Le rabbenu
sourit et Simon traduisit ses paroles.
« Pose ta
question, mon fils.
– Il vous est
interdit de mélanger la viande et le lait, de porter du lin avec de la laine,
d'approcher vos femmes la moitié du mois. Pourquoi tant d'interdictions ?
– Pour
éprouver notre foi.
– Pourquoi
Dieu exige-t-il tout cela des Juifs ?
– Pour nous
distinguer de vous », dit le rabbenu, le regard pétillant mais sans aucune
malice dans ses paroles.
Rob suffoqua
sous l'eau que Simon lui versait sur la tête.
On maria Rohel
et Meshullum le second vendredi du mois d'Adar. Dès le matin, tout le monde se
réunit devant la maison du père de la fiancée. A l'intérieur, Meshullum compta
quinze pièces d'or, on signa le contrat et Reb Daniel rendit au couple le prix
de la fiancée plus une dot de quinze autres pièces, une charrette et deux
chevaux. Nathan, le père du marié, leur donna une paire de vaches laitières.
Rohel, radieuse, passa devant Rob sans lui accorder un regard.
A la synagogue,
on récita sept bénédictions sous le dais nuptial. Meshullum brisa un verre pour
rappeler que le bonheur est éphémère et que les Juifs ne doivent jamais
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