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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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réponse de laquelle, au vu de ses efforts, il n’eût pas été
charitable de se moquer, si bien que l’autorité, afin de ne pas décourager
cette fraîche bonne volonté, prenait sur lui de la considérer comme
pratiquement bonne, ce qui atténuait le désarroi de l’ex-insoumis. Dans ces
moments-là, on pouvait presque croire au miracle d’un Gyf repenti. Mais la
conversion paraissait si précaire, si fragile, qu’on n’était pas trop de toute
la classe pour, dans la crainte d’une rechute, l’encourager dans sa nouvelle
voie. On se mettait à son diapason, et c’est alors trente élèves exemplaires
qui s’intéressaient au sort de rosa, la rose, dans le jardin de la villa
d’Hadrien.
    Et le professeur de latin de demander à Georges-Yves (son
nom de famille était François ou quelque chose dans ce genre, d’où Gyf en
abrégé) comment il se faisait qu’on ait un datif au lieu d’un ablatif, et
Georges-Yves savait-il le nom du golfe où avait eu lieu la célèbre bataille
navale entre les Romains et les Vénètes, et Georges-Yves saurait certainement
nous dire ce que martelait devant les sénateurs le vindicatif Caton ?
Delenda est ? Allons, Georges-Yves, delenda est ? Et soudain en guise
de réponse on entendait un meuglement de vache surgi d’une petite boîte
métallique cylindrique qu’il suffisait de retourner. Georges-Yves, apportez-moi
ça tout de suite.

 
    En fait, la joie, la formidable explosion de joie qui
ponctuait la fin de la semaine à Saint-Cosmes, était de courte durée : le
temps de se précipiter vers la sortie, et une fois à bonne distance du collège
de reprendre son souffle en marquant, sac à terre, une pause sur le trottoir,
face à la mer. Ensuite tout allait trop vite : une heure et plus de car,
avec arrêt devant les chantiers navals et dépôt des ouvriers dans chaque
village, avant d’arriver chez soi, traîner un peu le soir, se coucher
délicieusement dans son lit, et au réveil, l’esprit déjà parasité par
l’angoisse du retour, c’était fini.
    Les équipes de jeunes jouant traditionnellement le dimanche
matin, l’après-midi on s’arc-boutait sur les heures pour qu’elles ne coulent
pas trop vite, ce qui consistait principalement à suivre la pendule de la
cuisine dans son compte à rebours fatal tout en faisant les devoirs, en jouant
aux cartes ou, plus tard, en regardant la totalité de ce qu’il y avait à voir à
la télévision, interludes compris – un petit train rébus incrusté
dans des paysages filmés. Mais avant même l’heure venue de préparer ses affaires
de la semaine on était déjà malade à l’idée de retrouver dès le lendemain le
collège. Le dimanche soir est insauvable.
    Longtemps l’unique sortie dominicale, qui finit par
constituer un but de promenade, fut consacrée à la visite de la tombe
paternelle. Le cimetière se tenant à l’écart du bourg, comme souvent depuis
qu’on a déménagé les morts du pourtour des églises, la marche vous devient
ainsi familière, dont vous prendrez l’habitude par la force des choses, le seul
conducteur de la famille reposant maintenant sous sa dalle de granit gris. La
distance n’est pas considérable au vrai, mais à onze ans on évolue encore à
l’échelle de l’enfance et quelques centaines de mètres prennent l’allure d’une
randonnée.
    Vous devenez ainsi à votre insu une sorte de spécialiste du
domaine mortuaire. Dès qu’il est question de décès, d’inhumation, de deuil, de
cimetière, de perte irrémédiable, de chagrin inconsolable, de regrets éternels,
vous tendez l’oreille : c’est pour vous. Vous avez votre mot à dire. Pour
dire quoi ? Rien, au fait, mais prendre cet air entendu de celui qui sait.
Qui sait quoi ? Que ces choses-là arrivent. Mais du coup vous évoluez dans
cette ombre portée comme un poisson dans l’eau. Plus tard vous vous en mordrez
les doigts car, à force de jouer au grand manitou thanatologue, c’est toujours
à vous, dans des circonstances pénibles, qu’on s’adressera pour rédiger des
messages de consolation. Pour l’heure, cette façon d’enfoncer supérieurement
les portes ouvertes, c’est tout ce que vous avez trouvé pour faire passer que
ces choses qui arrivent, eh bien, elles vous sont à vous arrivées, enfin pas
directement à vous, sinon vous ne seriez pas là pour témoigner, mais à un
proche, tellement proche, si peu démêlable de vous-même que vous laissez
entendre qu’une partie de

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