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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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vous s’en est allée aussi. Et, bien que vous en
repoussiez farouchement l’idée, c’est votre pauvre façon de quémander de la
pitié.
    Ainsi, quand un sujet de rédaction vous demandera de
raconter un dimanche à la campagne, après avoir longuement réfléchi, le crayon
dans la bouche et les yeux dans le vague, éliminé les sujets bateaux (je
bricole avec grand-père, pêche à la ligne avec grand-mère, déniche les nids
avec les cousines), ce sera comme une illumination, une sorte de jeu de la
vérité prenant à contrepied toutes ces fables racontées par des écoliers à la
peine, et vous sauterez sur l’occasion pour vous lancer dans le récit
méticuleux de vos visites au cimetière.
    Tout y était. D’abord le trajet, qui emprunte la rue
principale qu’on appelle ici la route de Paris, appellation un tantinet
pompeuse, destinée à nous parer des lumières lointaines de la capitale, et
abusive étant donné l’étroitesse de la chaussée (à son point d’engorgement à la
sortie de la place, il fallut abattre une maison d’angle à demi ruinée pour
décoincer la première-moissonneuse-batteuse, un engin gigantesque pour
l’époque, à avoir tenté de forcer le passage). La chaussée perdant ses
trottoirs à la sortie du bourg (non par une décision communale brutale mais
comme un fleuve se perd dans les sables, par abandon des bordures puis
morcellement et disparition du revêtement de ciment), nous progressions tous
les quatre sur la bande herbeuse, en file indienne, afin de ne pas être happés
par les voitures et le souffle des camions surgissant dans notre dos, un numéro
d’équilibriste entre bitume et fossé qui n’était pas commode, surtout pour les
petits talons de maman, laquelle, bien qu’ayant adopté la tenue noire des
veuves et maints signes de renoncement, ne se résolut jamais à marcher à plat,
d’où cette démarche trottinante, jamais en repos, toujours pressée, qui demeure
sa marque.
    Passé le grand virage en descente, on découvrait le mur
d’enceinte en pierres schisteuses, avec ses plantes adventices sur le
faîte : herbes folles, coquelicots et giroflées. Quelques croix dépassent,
dont celle dominante de la chapelle, entourée de cyprès, des aristocrates
locaux, les seuls morts, en cas de résurrection inopinée, assurés de rester à
couvert s’il pleut ce jour-là. La grille d’entrée en fer forgé noir, hérissée
de pointes de lances dorées, demeurait fermée. Elle ne s’ouvrait que pour le
passage des convois, obligeant les visiteurs à emprunter la petite porte de
bois plein, adjacente, entaillée dans le mur, avec son loquet récalcitrant et
ses gonds qui grincent, ce qui constituait, ce signal sonore, une invitation au
silence. Après quoi nous baissions la voix et progressions sur la pointe des
pieds pour étouffer le crissement du gravier sous nos pas, lequel, comme la
neige, s’accumule sur les bords et aux endroits peu fréquentés, établissant
ainsi une carte des visites.
    Tous les types de sépultures étaient répertoriés :
caveaux, dalles, monuments funéraires, sarcophages de pierre aux dates rongées
par le temps (rescapés sans doute de l’ancien cimetière), simples buttes de
terre pour les frais inhumés, fosse commune surmontée d’une petite abside
voûtée en cul-de-four avec sa porte ouvrant sur un puits empli jusqu’à
mi-hauteur d’os et de crânes, mais le plus répandu, parce que le plus modique,
était l’encadrement standard, bordure de ciment gris délimitant un rectangle
intérieur semé de sable ou de gravillon – gravillon blanc aux formes
arrondies pour les tombes d’enfants, comme un parterre de dragées, provision de
douceurs en vue du long voyage.
    Il se trouve que nos visites au cimetière ne se résumaient
pas uniquement à un pieux recueillement devant la tombe paternelle. Nous étions
à la fois juge et partie, en somme, puisque la plupart des colifichets
funéraires sous lesquels disparaissaient certaines sépultures provenaient de
notre magasin : gerbes et couronnes de perles portant sur une bande de
tissu lilas une inscription en lettres argentées, confectionnée par nos soins,
chargée par le jeu subtil des termes de parenté de renseigner les passants sur
les généreux donateurs (ce qui n’était pas sans nous poser des problèmes quand
le gendre du beau-frère, par exemple, tenait à figurer sur la bande), plaques
de marbre noir incitant à prier pour le salut du défunt, lequel pose

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