le monde à peu près
enceinte, pas non plus de pierres druidiques ou
de colonnes tronquées en biseau. Bon gré mal gré, les Croisés qui dorment sous
terre attendent le Jugement dernier et la Résurrection de la chair.
Mais cette grande croix couchée, nue, sans christ, parfois
il semble que notre père y est accroché au verso, qu’il suffirait de la
redresser, ainsi que l’on procède lors de l’érection d’un obélisque, pour le
remettre, lui, sur pied. Car sous la dalle sa présence est réelle. La preuve en
est que nous baissons la voix à mesure que nous approchons. Nous surveillons
nos paroles comme nous le faisions de son vivant, ne nous autorisant des écarts
de langage qu’avec la certitude qu’il ne risquait pas de nous entendre. Jamais
de jurons en sa présence, jamais de propos déplacés, d’expressions grivoises ou
même argotiques. Lui-même veille à donner l’exemple, évitant de se laisser
aller. Il faut que, marteau en main, il se tape assez vigoureusement sur un
doigt pour qu’il se débonde en lançant un tonitruant chapelet d’invectives où
le saint nom de Dieu s’accommode à toutes les sauces du blasphème.
S’il continue de nous intimider, c’est donc qu’il ne doit
pas être loin. Sinon, pourquoi, alors qu’à l’entrée du cimetière nous nous
réjouissons – à l’aune du lieu, s’entend - de repérer le fameux
bouquet, pourquoi devant la tombe soudain nous taisons-nous ? C’est qu’il
n’aurait pas apprécié. C’est qu’il est là. D’ailleurs, comme au jeu de
cache-cache, au moment où s’arrête de crisser le gravier sous nos pas, nous
sentons que nous brûlons, qu’il nous suffirait de soulever la pierre pour
découvrir la source de chaleur et débusquer le disparu. Mais ce serait trop
cruel. De quoi aurait-il l’air, ce père démasqué, pris au piège, sommé de
revenir à la vie à laquelle sans doute il ne tenait que modérément pour nous
laisser aujourd’hui patauger seuls dans une piscine de larmes. Alors nous
jouons le jeu, faisons semblant de le chercher et de ne le pas trouver. Nous
l’abandonnons à son triste sort de parfaitement dérobé aux yeux des vivants.
Pour qu’on ne nous prête pas l’esprit dérangé, on feint de
croire que sa chair se décompose, que ses os blanchissent, lesquels, avec le
temps, par l’action conjuguée de l’acidité du sol et de l’infiltration des
eaux, finiront par tomber en poussière. Parce que c’est la thèse officielle et
qu’il est toujours prudent de s’y conformer. Mais quand, plantés au bord de la
tombe comme au bord d’une béance, silencieux, recueillis, les mains posées
l’une sur l’autre à hauteur du bas ventre, la tête baissée et les yeux humides,
nous marmonnons « Notre Père, qui es aux cieux », comme si la prière
avait été écrite tout exprès à son intention, nous sentons bien intérieurement
que rien ne se passe comme on le dit : c’est-à-dire cette histoire de
décomposition. Et tous les témoignages, toutes les exhumations, n’y peuvent
rien. Au plus profond de soi, dans ce réduit de silence où ne parviennent
qu’amoindries les rumeurs de la vie, dans cet espace rétif aux évidences et aux
preuves par neuf où se meuvent d’étranges pensées, dans ce cœur du cœur d’où
partent un flot de paroles embrouillées à l’adresse de l’embusqué, tout se
passe au contraire comme si son corps glorieux était intact.
Celui-ci ne se présente pas comme le reflet exact de
l’enveloppe charnelle dont il s’inspire dans les grandes lignes dans le but
sans doute d’en faciliter l’identification, il ne vous apprend rien sur telle
ou telle ride au coin des paupières ou à la commissure des lèvres, il ne vous
renseignera pas sur la couleur des yeux si vous l’avez oubliée, ne s’opposera
pas à l’érosion des traits du visage dans le souvenir. Mais, aussi imparfait
soit-il dans son rendu du détail (quoique fidèle dans l’ensemble à l’esprit du
disparu, à l’idée qu’on s’en fait), il a cependant cet avantage sur l’autre, le
charnel, l’altérable, de bien mieux résister aux outrages du temps. Il ne
craint même pas un brouillage de la mémoire. La raison ? Se moulant dans
le vide laissé par l’absent, il représente, ce corps glorieux, très précisément
la figure du manque.
Parfois devant la tombe le sentiment de sa présence est si
fort, si absurde l’idée de sa dissolution, que vous vous surprenez à lever les
yeux vers le ciel où, dans
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