le monde à peu près
soit lui que vous. A chacun son
tour. Mais soudain le bras tendu de l’autorité se désolidarise de l’axe de son
regard, ouvrant avec sa ligne de vision un angle de plus en plus ouvert, et
l’index pointé, comme autonome, s’arrête brutalement sur vous, bientôt rattrapé
par un sourire de ladite autorité tournant à retardement la tête, ravie que sa
ruse grossière ait encore une fois marché.
Mais il s’agit bien de vous, et bien entendu à la question
vous n’avez à opposer qu’un esprit englué dans des réflexions sur
l’extraordinaire malchance qui vous accable, qu’un silence hébété. Il vous
semble même comprendre que l’autre (Fraslin, disons, étant donné la liste de
ses méfaits il n’y aurait rien de scandaleux à lui faire porter le chapeau)
cherche maintenant à vous ridiculiser tout à fait en vous incitant à répondre à
une question parfaitement stupide du genre : si l’homme descend du singe
et que le singe descend du cocotier, on en conclut syllogiquement que l’homme
descend du ? Allons, du quoi ? Du cocoquoi ? Et la réponse
suscitée tombe comme on donne sa tête à couper : du cocotier. Bravo,
triple idiot, quadruple andouille, quintuple buse, cent milliards de fois à
recopier : et moi je descends de l’âne, à tous les modes, tous les temps,
toutes les personnes, dans toutes les langues, afin de révéler au monde entier
que le plus haut sommet de la bêtise culmine à quelques mètres au-dessus du
niveau de la mer, au collège Saint-Cosmes, Saint-Nazaire, Loire-Atlantique,
Bretagne, France, Europe, Terre, Système solaire, Voie lactée, Univers.
L’enseignement religieux était comme de juste une matière
sensible dans ce monde de soutanes (une correction cependant : certains,
dont le surnommé Juju, avait depuis peu tombé la longue robe
noire – souvent trop courte, découvrant de lourds godillots, et
marquée à la taille par une ceinture abdominale destinée, semble-t-il, à y
glisser les pouces – pour adopter un strict costume de clergyman gris
foncé, chemise noire, col montant blanc, dernier vestige du précédent uniforme,
et une petite croix d’argent épinglée au revers de la veste afin qu’on ne les
confonde pas avec le tout-venant des élégants – mais, ainsi vêtus,
ayant retrouvé forme humaine, ils pouvaient sérieusement commencer à envisager
de convoler un jour en justes noces).
Il était question du mystère de la Trinité, un des dogmes
fondamentaux, à savoir la règle du trois (le Père, le Fils et le Saint-Esprit)
en un (Dieu), qui avait donné lieu à de beaux échanges aux conciles de Nicée et
de Constantinople, les uns et les autres s’étripant autour de la
consubstantialité du Fils avec le Père (« engendré, non créé »),
débat que Gyf régla à sa manière en déclarant abruptement, sans qu’on l’eût
sollicité, que c’était le Tiercé gagnant. Une stupeur métaphysique gagna les
rangs de la classe. Des anges passaient, repassaient, se télescopaient dans un
bruyant silence. Chacun s’attendait à ce que le sol s’ouvrît, que le ciel
déversât une pluie de feu sur la tête du blasphémateur, que le magistère armât
d’un foudre terrible son bras qui d’éclairs rougissait. Mais le doux Juju, un
œil vers le sol et l’autre sur Gyf, le doux Juju, parce qu’il fallait bien
qu’il fût doux quand il aurait pu crucifier l’intervenant, se contenta d’une
voix grave de préciser qu’on ne plaisantait pas avec ces choses-là, puis
savamment entreprit de distinguer parmi les négateurs de la consubstantialité
les homoiousiens (substance semblable mais non identique - ce qui n’était
pas en soi très éclairant), homéens (similitude non
substantielle – guère plus) et anoméens (résumons : le Père
c’est le père et le Fils ce n’est pas le père).
Mais on finissait par s’habituer aux incartades de Gyf. On
comptait tellement sur lui qu’on attendait sans bouger, en spectateur, sa
réaction. Confrontés à une situation délicate, une injustice flagrante ou une
scène cocasse, on se disait : que va faire Gyf ? Et parfois Gyf ne
faisait rien, indifférent, presque un autre, comme s’il semblait soudain lassé
de porter à lui seul sur ses épaules le fardeau de la rébellion. Par exemple
ces jours où il se montrait étonnamment studieux, attentif, levant le bras pour
répondre aux questions, heureux de recevoir un brevet de bonne conduite, désolé
d’une mauvaise
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