Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
Vom Netzwerk:
sauve, et pour cet autre à l’heure du goûter quand elle m’eut demandé ce
que je préférais sur ma tartine : de la confiture ou de la crème de
noisette, et que, troublé, incapable de me décider, je bredouillai toujours
rougissant que ça m’était égal, et comme elle insistait, m’entendant avec
effroi, comme si un ectoplasme s’exprimait par ma bouche, lui répondre :
les deux, si bien qu’elle me tendait peu après en souriant une tartine unique
au monde, rouge et noisette. Un sourire que j’interprétai immédiatement de la
sorte : je savais que le camarade de mon frère dont il ne m’avait jamais
jusqu’à ce jour parlé était idiot avec sa moitié de lunettes sur le nez et son
fil à couper le beurre devant l’œil droit, mais, à ce point, a-t-il vraiment
l’intention de poursuivre des études ? Et les imaginant après mon départ,
tous les deux, le frère et la sœur, remimant la scène (la tartine hybride et
mes poses minaudières), la rejouant encore et encore, à chaque fois terrassés
par une même explosion d’hilarité. Mais je tenais ma revanche : j’avais
remarqué qu’elle se rongeait les ongles, ce qui, à mes yeux, nuisait à son
genre de beauté et, dans une certaine mesure compensait ma maladresse et mes
lunettes rafistolées. C’est pourquoi, le soir même, je m’autorisai à l’incruster
dans mes rêveries, celles qui précèdent la plongée dans le sommeil et que l’on
mène à sa guise.

 
    Jusqu’à l’extinction progressive des lumières (vingt
interrupteurs alignés sur deux rangs dans l’alcôve du surveillant, dont les
cliquetis successifs longtemps s’imposèrent comme le signal du réveil), nous
n’avions pas la paix. Le silence était de mise au dortoir, le troubler c’était
prendre le risque des sanctions habituelles (même si, après une rude journée
commencée très tôt, le gros de la troupe, têtes brûlées comprises, aspirait
principalement au repos). Aussi avions-nous inventé pour communiquer de mettre
la tête dans nos placards installés sous les fenêtres, après nous être aperçus
que les tuyaux du chauffage central les traversaient dans leur partie inférieure,
ce qui permettait d’échanger à voix basse dans ces confessionnaux improvisés
quelques informations capitales liées à notre survie : Fraslin est un
malade, ou : tu crois que l’œil baladeur de Juju est aveugle ?
ou : la somme des angles d’un triangle est égale à quoi déjà ? Mais
évidemment mon tout manquait de discrétion : deux pensionnaires, la tête
dans leurs placards respectifs et contigus pendant cinq minutes, ça faisait
forcément louche. On invitait donc l’un à s’agenouiller dans le coin de
l’alcôve près des toilettes, et l’autre à passer une partie de la nuit à la
porte du dortoir, sur le palier glacial en hiver.
    En hiver justement, comme nous écourtions notre temps de
toilette, usant parcimonieusement d’installations sommaires (un tuyau
horizontal planté de petites chevilles couplées deux par deux tous les
cinquante centimètres d’où coulait un mince filet d’eau froide dans un bac en
métal émaillé blanc, sorte d’auge trop haute pour que les petits y lancent la
jambe), il arrivait que l’autorité, parce qu’elle s’était livrée à l’inspection
des pieds d’un présumé suspect, et bien que nous fussions déjà couchés, nous
renvoyât tous nous laver, de sorte que même après l’extinction des feux il
convenait d’être prudent et de ne lancer la machine à rêver qu’après s’être
assuré que rien ne viendrait la perturber.
    Pendant ce temps, en contrebas, la mer inlassablement
lançait ses rouleaux contre les brise-lames de béton, agonisant sur la plage et
se retirant dans un frémissement de coquillages pilés avant de revenir à la
charge, jamais découragée, toujours grosse de fureurs contenues, le front blanc
têtu de la vague partant à nouveau à l’assaut des galets, repoussant la frise
d’algues, et marquée par l’effort se repliant sur ses arrières. Mais ce
mouvement perpétuel, ce compagnonnage sonore qui berçait nos nuits à longueur
d’année, n’était qu’une manière d’entraînement, d’échauffement avant les
grandes manœuvres de l’hiver, quand la tempête qui battait au-dessus de
l’Atlantique était telle qu’on croyait bien que les hordes liquides allaient
tout emporter.
    Aux grandes marées d’équinoxe, les déferlantes escaladaient
puissamment le remblai,

Weitere Kostenlose Bücher