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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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avant de franchir le muret de pierre et de s’écraser en
deux temps sur le trottoir : d’abord le gras de la vague, puis, avec un effet
de retard, une volée d’embruns, comme des semailles de mer, légères,
assourdies, cascadantes, qui clôturaient la séquence. Au cours de ces assauts
répétés il semblait que les vagues entre elles se lançaient un défi :
repousser toujours plus avant cette frontière mobile entre les éléments, gagner
encore sur la terre ferme, à qui retomberait le plus loin, et donc pourquoi ne
pas essayer d’atteindre la conciergerie, ce petit bâtiment au toit d’ardoises à
quatre pans coincé entre les deux immeubles symétriques qui se dressent sur le
front de mer ? Ce qui revenait à envelopper, comme un adepte du saut
ventral, le remblai, le trottoir et la route, alors les vagues piquées au jeu
prennent leur élan, partent de loin, font le gros dos, creusent cette étendue
saumâtre de sillons profonds, mouvants, menaçants, progressant comme le vent
sur les blés, la crête des vagues blanchissant, écumant, gonflant, jusqu’à ce
que devant l’obstacle une muraille d’eau s’arrache à la houle et par une
impulsion prodigieuse se joue du rempart de pierres en projetant par-dessus la
chaussée une arche liquide.
    A l’oreille, les couvertures remontées jusqu’aux yeux, nous
suivons la préparation et le développement des opérations. Le vacarme est
énorme qui entremêle le grondement de la mer, le roulement du tonnerre, les
éclairs zébrant le dortoir et, certaines nuits, quand la lumière des réverbères
semblent empaquetées dans un ballot de coton, la plainte mélancolique et grave
des cornes de brume. D’autres soirs c’est la pluie qui, rompant brutalement
avec sa présence discrète, entreprend de cingler les vitres, comme si un
marchand de sable peu convenable, lassé de ces pincées individuelles dans les
yeux des candidats au sommeil, inventait de jeter sur les fenêtres des
pelletées de gravillons pour tous nous assommer d’un seul coup. Mais les vitres
résistent, si bien qu’au moment où la vague submerge le toit de la conciergerie
qui résonne comme un tambour je suis déjà hors de portée, loin du dortoir et
des intempéries, des terreurs du jour et des humiliations à répétition, réfugié
dans un univers de pure consolation et de douceur, préservé de l’acharnement et
de la malveillance, contre lequel personne et pas même les éléments déchaînés
ne peuvent rien.
    Et, ce soir, j’ai une invitée : la sœur de mon camarade
m’a rejoint dans une cabane en planches bâtie tout exprès au sommet d’un arbre
planté au milieu d’une île où, retirés du reste du monde, nous pouvons nous
blottir l’un contre l’autre. De l’amour je n’imagine pas au-delà d’osés baisers
sur la bouche, et me contente de longues et tendres étreintes, de mots doux et
de regards échangés. Pour les besoins de mon cinéma intérieur j’ai apporté
quelques retouches : je me suis grandi d’une tête, de manière à pouvoir
regarder mon aimée dans les yeux sans avoir à me hisser sur la pointe des
pieds, et bien entendu j’ai une vue perçante qui me dispense de porter des
lunettes. (J’en suis donc réduit à réinventer l’horizon, remplaçant une sorte
de méli-mélo comateux par un trait net, comme un coup de lame de rasoir à la
jointure supposée entre le ciel et l’eau – mais c’est une
construction purement formelle qui ne m’est d’aucun usage, jamais mon invitée
n’aurait l’indélicatesse de me pointer le lointain en me disant : est-ce
que tu vois ce que je vois ?) Je porte également des mocassins blancs qui
m’ont paru très chic aux pieds d’un grand de terminale qui traversait la cour
du collège d’une foulée ample et légère (je m’y suis essayé sans grand succès,
poussant sur ma jambe arrière ainsi qu’on s’évertuait à nous l’expliquer
pendant le cours d’éducation physique, déroulant consciencieusement le pied,
mais l’impulsion, mal dosée sans doute, se transformait en une force verticale
qui me faisait faire à chaque pas un saut de cabri, me donnant la sensation
élastique de fouler au ralenti le sol lunaire).
    Quant à elle, elle ne se ronge plus les ongles, ce qui me
permet d’y appliquer un beau vernis rouge qui lui donne un côté femme. J’ai
même pensé à lui rajouter une légère vague bleue sur la paupière, mais dans
l’ensemble elle est tout à fait reconnaissable. Il

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