le monde à peu près
plateau. Déjà je suis impatient de connaître
le nom de ma promise, et à quoi elle va ressembler, même si je reconnais qu’une
beauté comme celle-là qui se penche une énième fois à la recherche de la balle
perdue que je n’ai pas vu revenir, découvrant très légèrement ses cuisses de
danseuse, déjà hâlées par l’iode et le soleil d’Atlantique, monture complète ou
pas, n’entre pas dans mon champ de vision.)
Mais les autres le sentaient bien qui, quand ils me voyaient
sans lunettes, ne manquaient pas de me demander pourquoi je n’en portais plus,
et si ce n’était pas par coquetterie, pour me rendre intéressant aux yeux de
qui vous savez. Et là il vous apparaît que le monde est cruel, vraiment, qu’il
ne fait pas l’effort de se mettre à votre place, de votre point de vue la plus
ingrate, ne sachant jamais sur quel pied danser, quelle tête adopter, mais en
tous cas une autre, car qui celle-là pourrait-elle bien intéresser ?
La pâtissière de Random, chez qui tous les dimanches matins
nous achetons cinq gâteaux, quatre maintenant qu’un mangeur d’éclair au
chocolat nous a fait faux bond – mais maman tient à ce rituel, à ce
que la vie continue, c’est-à-dire au moins une sorte de fac-similé –,
semblait prendre (peut-être en signe de mauvaise humeur : notre choix se
porte toujours sur les mêmes gâteaux, bien qu’elle nous exhorte à essayer ses
nouveautés, mais en vain, d’où son lamento : à quoi sert d’innover,
immobilisme des gens de la campagne, ah si elle était en ville) un malin
plaisir à me demander comment il se faisait que mes lunettes n’aient pas encore
été réparées. Ne devrais-je pas changer d’opticien, d’ailleurs elle en
connaissait un, et puis j’allais m’abîmer les yeux, finir comme son oncle par
exemple, le mois dernier, une opération de la cornée, tandis qu’elle range les
gâteaux dans la petite boîte blanche en carton sans couvercle qu’elle a
dépliée, et qu’elle va envelopper d’un papier de soie. Mais déjà vous n’écoutez
plus. Pourquoi vous empêche-t-on de faire bonne figure ? Qui cela
dérange-t-il ? Ne devrait-on pas plutôt encourager les candidats au
bonheur ? Est-ce que je lui fais remarquer qu’à sa place j’aurais rangé
les gâteaux différemment, d’autant que quatre c’est plus facile que cinq, qui
obligeaient à un empilement, une tartelette aux amandes supportant un chou à la
crème, ce qui vaut mieux que l’inverse.
Mais c’est un fait, c’est un complot : certains s’y
entendent pour vous gâcher le plaisir. A Random, les seules à sortir du cadre
étroit triste, sans fantaisie, imposé par la vie locale, ce sont les vieilles
filles une fois qu’elles ont perdu la tête, qui, après une existence confite en
dévotion, se coiffent de chapeaux d’une autre époque, jouent les starlettes et
relèvent leurs jupes à tout bout de champ. Le surnom dont on les affuble, on
n’a pas été le chercher bien loin : on les appelle les folles. A travers
elles on comprend qu’il ne faut pas rater le coche. C’est beaucoup plus tard,
devant le monument aux morts de la Première Guerre mondiale et la liste
impressionnante de leurs fiancés potentiels, qu’on se dit qu’on a tout intérêt
à ne pas se tromper d’époque et qu’elles, les sacrifiées de l’Histoire, n’ont
vraiment pas eu de chance. Si l’on considère les hommes en âge de se marier,
c’est une saignée, un véritable casse-tête pour agences matrimoniales : il
doit au moins en manquer un sur deux à l’appel. Mais, avantage à ceux qui
revenaient, ils avaient du coup l’embarras du choix. Et donc la stratégie était
simple : une guerre qui élimine une partie des hommes, et s’arranger pour
être parmi ceux qui reviennent. J’augmentais mes chances. J’imaginais la sœur
de mon camarade en infirmière dévouée, s’affairant auprès des blessés, élégante
avec son voile blanc, virevoltant dans sa robe légère, et d’ailleurs peut-être
que la solution idéale était celle-là : une blessure bénigne qui démontre
qu’on n’est pas un lâche, et se faire soigner par la belle. La difficulté
consistait à dénicher un ennemi compréhensif qui sût viser juste : une
simple éraflure au sommet du crâne, les mains de la sœur du camarade
confectionnant avec d’infinies précautions un turban qui atteste que vous avez
fait front.
Le soir même, elle rentrait dans mes rêveries. Pour ce geste
qui
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