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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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était ? et son armoire ? Mais lui, tirant sa lourde charge,
les yeux au bord des larmes (on ne pouvait rien lui dire, il pleurait à tout
bout de champ, et, qui plus est, extrêmement susceptible), répondait comme il
pouvait, par exemple que, grâce à sa méthode, non seulement il n’avait plus
écopé d’une seule ligne pour un oubli, mais souvent les autres avaient été bien
contents de trouver dans son fourre-tout ce qui leur manquait – et
parfois ce pouvait être tout bêtement une cartouche de stylo – alors,
avant de critiquer, il valait mieux y réfléchir à deux fois, ou ce genre
d’argumentaire. Mais le retrouver avec son même gigantesque cartable, je nous
ai revus, chère sœur, autour de la table de ping-pong, et comme nous en avons
ri. Et d’ailleurs tu avais dû lui faire une sacrée impression ce jour-là. Après
toutes ces années, il m’a demandé de tes nouvelles, ce que tu étais devenue, et
là j’ai été un peu décontenancé, j’ai répondu, mets-toi à ma place, que je n’en
savais rien – comment ça, je n’en savais
rien ? – alors j’ai dit : au Ciel, peut-être. Et là, il m’a
fixé et ce sont ses yeux qui se sont emplis de larmes. Là-dessus, il n’a pas
changé, le même saule pleureur, et pourtant il doit avoir dix-huit ans
maintenant puisque nous sommes du même âge. C’est donc moi, un comble, qui l’ai
consolé. Il s’est du coup radouci et m’a offert un thé en s’excusant de n’avoir
rien d’autre à m’offrir. J’ai refusé, prétextant que je l’avais suffisamment
dérangé dans son travail, mais il m’a soutenu que, bien que les apparences
fussent contre lui, il ne travaillait pas. Il assistait à tous les cours mais
ne prenait jamais de notes, et donc n’avait rien à réviser et ne révisait rien.
Une habitude qu’il aurait prise depuis qu’il a cessé de porter des lunettes.
(Mon Dieu, tu te rappelles ? chaque fois qu’on voyait une poubelle on
disait : tiens, son étui à lunettes). Comme il ne pouvait pas déchiffrer
les inscriptions au tableau, même installé au premier rang, il avait décidé que
les cours se feraient sans lui – avec lui, mais sans lui. Comment
dans ses conditions a-t-il réussi à passer ses épreuves de mathématiques,
physique et chimie, quand on sait que les tableaux à la fin d’une heure de
cours sont couverts de démonstrations et de formules, qu’il est bien nécessaire
d’apprendre et de retenir ? C’est un mystère qui me fait douter de sa
prétendue myopie. Lui affirme qu’il a eu de la chance, et que c’est pour cette
raison, sachant qu’elle ne se représenterait pas une seconde fois, qu’il a bifurqué
vers des études littéraires. En attendant, myopie ou pas, je lui fis remarquer
qu’à mon arrivée je l’avais tout de même surpris en plein travail. Non, non,
insista-t-il contre toute évidence. N’était-il pas en train d’écrire ?
Oui, bien sûr, mais il s’agissait d’autre chose. Je me suis alors souvenu qu’à
Saint-Cosmes il s’était fait une petite réputation de rimailleur, capable
d’aligner cent alexandrins moqueurs sur le dos d’un surveillant, ou de composer
un sonnet sur la pluie. Il avait même, suite à la mésaventure dont je t’ai
parlé, écrit une fable à la manière de La Fontaine dont la morale était quelque
chose comme : la morale ? Il n’y a plus de morale. Ça m’est revenu
parce qu’il s’était fait prendre, que Praslin ou Fraslin avait lu le texte en classe
et, s’arrêtant juste avant le dernier vers, avait poursuivi en inscrivant au
tableau : Moralité : analyse logique du livre I des Fables de La
Fontaine.
    Sans lui remettre en mémoire cet épisode, je lui ai donc
demandé s’il écrivait toujours.

 
    Ainsi mon premier amour s’était noyé. Et pourtant, bonne
nageuse. Comme quoi, la mer ne vaut rien de bon, même pour les poissons. Elle
avait englouti son corps de danseuse qu’elle avait rendu à la famille quelques
jours plus tard, jeté sans ménagement, comme une branche morte, une bouteille
ou une pelure d’orange, sur la plage même où nous organisions nos concours de
saut en longueur et où longtemps j’avais espéré qu’après notre rencontre,
poussée par le désir de me revoir, et sachant que cet endroit constituait le
but de nos promenades, elle viendrait me retrouver. Etalant sa serviette non
loin du groupe, s’enduisant de crème solaire tout en lançant de temps en temps
un regard admiratif

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