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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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sociale tellement elles étaient importables, pour obtenir aussi
facilement que des filles se déshabillent ? Car enfin, ce verre enfoncé
comme un monocle qui lui dessinait une ride sous l’œil quand il ôtait sa
monture, ce nez court et rond entaillé comme un pois chiche, ce front bas qui
donnait l’impression de réfléchir longtemps avant que jaillisse une idée,
qu’est-ce qu’elles pouvaient bien lui trouver ? Sans compter qu’il devait
se laver les cheveux à l’huile de vidange. Leur faisait-il miroiter des rêves
de cinéma ? Jouait-il au producteur hollywoodien, remplaçant le cigare par
des roulées et l’élégance vestimentaire par des hardes de chez Emmaüs ? Au
lieu que moi, pendant ce temps, par souci de faire bonne figure, de ne pas trop
me défigurer avec un odieux fil de Nylon entourant deux verres épais comme ce
cul de bouteille, j’évoluais dans les brumes, me privais de la vision des beautés
du monde uniquement pour ne pas lire dans leurs yeux le dépit qu’elles auraient
à mon lamentable spectacle ? Peut-être en me glissant dans son sillage
entrerais-je au royaume des filles nues ? Alors, qu’est-ce qu’il attendait
de moi ? Envisageait-il de tourner une suite, auquel cas je pourrais lui
suggérer de rajouter un second lit dans le champ, par exemple.
    Troublé au plus haut point par ce cinéma novateur, j’en
venais à déconsidérer mon Jean-Arthur et toutes mes prétentions
littéraires : à quoi rime d’accumuler péniblement des mots et des phrases,
de les arracher à la blancheur de la page, à quoi bon tout ce temps passé,
perdu, à chercher le lieu et la formule ? Gyf, tu veux que je te dise,
c’est toi qui es dans le vrai. J’ai une furieuse envie de laisser tomber les
lettres pour me lancer dans l’écriture de scénarios. Ça ne m’a pas l’air si
compliqué, et puis il semble qu’on s’implique davantage, qu’on y met plus de
soi. Au fait, ta copine. Laquelle ? Celle qui, enfin, avec qui, dans le
lit, au milieu du champ.
    De ma grand-mère, fait Gyf, à nouveau ému. Le champ
appartenait à ma grand-mère, c’est elle qui me l’a laissé à sa mort, avec une
petite maison, à Logrée, tu connais Logrée ? Non, mais ta copine. C’est en
bordure de Loire. Je vois très bien, ou du moins à peu près, mais cette fille,
la vedette de ton film ? Pour moi il n’y a pas de vedettes, pas de rôles
plus importants que d’autres ; d’ailleurs ce ne sont pas des rôles. Tu
penses bien que je suis au courant, c’était juste pour te taquiner, mais cette
fille, dans le lit, avec qui, est-ce qu’elle ne s’appelle pas Yvette ?
Non, pourquoi, tu la connais ? s’inquiète Gyf qui, craignant peut-être un
impair, un imbroglio amoureux, lève péniblement sa paupière et pour la énième
fois, tapant du doigt sur sa cigarette, vise à côté du cendrier, laissant
tomber un rouleau de cendres qui se dilue dans une flaque de vin blanc. Non,
non, je ne la connais pas, simplement dans ce cas le titre de ton film était
tout trouvé. Ah bon ? Bien sûr, écoute : Gyf sur Yvette.
    Il eut un petit sourire compatissant en rabaissant ses
paupières, juste de quoi me montrer qu’en dépit de son état il avait saisi la
subtilité de mon jeu de mots mais qu’il ne m’en voulait pas, et c’était plus
terrible encore que s’il m’avait invité à me mêler de mes affaires. Avec ce
petit sourire, c’était tous mes rêves de cinéma qui s’écroulaient, autant dire
d’arrachement à la solitude. Je m’en voulais un peu, je savais, de même que je
me reprochais ma propension aux larmes, que je gagnais à me taire, mais comment
ne pas se laisser griser par cette exaltation soudaine, cette inattendue
bouffée de jeunesse ? L’occasion ne se présenterait pas de sitôt de me
glisser, clandestin, dans un de ces trains en vogue. Comment ne pas se rêver
autre que ce qu’on est, quand l’horizon est sombre et le quotidien sans
agréments ? Le réveil était comme il se doit brutal et c’est très
normalement qu’on me renvoyait à ma cellule et à mes travaux d’écriture, à mon
Jean-Arthur ou la même chose, c’est-à-dire la même vie, à mes trois accords
ressassés et au crincrin de mes moutons, comme si, après avoir cru enfin y
échapper, le cercle de tristesse et d’ennui venait à nouveau de se refermer.
    Tout rentrait dans l’ordre. D’ailleurs Gyf expliquait que je
n’avais rien à regretter, parce que, même si sa copine s’était

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