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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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au
milieu de ma chambre, les mains enfoncées dans les poches d’un kabig à capuche
et brandebourgs, tout à fait dans la tonalité de l’endroit (j’avais moi-même,
comme un bon tiers de la faculté, un caban marine), n’était sa couleur bleu
canard.
    Cette touche personnelle, ce bleu canard qui tranchait
élégamment sur les marines et les kakis, c’était d’ailleurs la preuve que chez
les êtres rares la rareté est partout, de sorte que Gyf, qu’avais-tu besoin de
me ramener ce sourire-là, si rare que je ne risque pas de le croiser à tous les
coins de rue où d’ailleurs je n’ai jamais remarqué qu’on se souriait. Cette
apparition éphémère dans ma vie de moine copiste ne fera qu’aviver mes regrets.
Puis-je ajouter que je conçois qu’il puisse un jour, ce sourire, dans un
envisageable moment de cafard, terriblement me manquer ?
    D’autant qu’en outre la belle semblait très documentée sur
mes activités littéraires. Et où j’en étais, si je comptais en avoir bientôt
terminé, si je n’étais pas tenté d’insérer dans mon texte des extraits d’autres
textes (oui, je sais, les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays
chauds). En fait, comme je manifestais mon étonnement, mais comment en deux
phrases avait-elle tout deviné, il apparut que, tu ne t’en souviens pas ?
nous avions déjà discuté de ces questions la veille au soir. Là vous me faites
marcher. Gyf, elle me fait marcher. Elle profite de mon état. C’est ainsi qu’on
rend les gens fous, on leur fait croire qu’ils, on sème le doute, et après.
C’est toi qui nous fais marcher, dit Gyf. Moi ? Oui, ne me dis pas. Dis
pas quoi ? Décidément, c’était une salée, confirma Gyf.
    Et la petite mouche remonte vers le coin de l’œil, tandis
que j’envisage le pire, que la honte me saisit au point d’oublier les mines
anti-personnel et les murs danseurs, que je me prépare à rajouter un chapitre
rouge de confusion à mon grand livre des humiliations. J’en étais resté à,
voyons, quel brouhaha dans mon esprit, non, Gyf, ne me souffle pas, voilà, au
Tombeau pour grand-mère chez madame Jeannette et monsieur Louis. C’est vrai
qu’ensuite j’ai ce qu’on pourrait appeler un trou, j’ai beau fouiller, creuser,
me torturer littéralement les méninges, je ne parviens pas à faire le lien
entre ce moment ultime et ce réveil au tambour, ce qui, de fait, implique un
blanc dans mon emploi du temps. Et quand je dis blanc, c’est en fait très
proche des ténèbres. Et donc il apparaîtrait que j’étais avec vous. Et, sans
entrer dans les détails, nous fîmes quoi ?
    Rien de spécial. Voilà qui me rassurait un peu. Mais
encore ? Nous avions, entre autres choses, continué à boire. D’où cette
rumeur à la racine des cheveux. Et les pelotes de déjections à base de
spaghettis ? Nous avions ensuite rejoint Théo et d’autres amis et nous
nous étions tous rassemblés chez l’un d’eux pour une soirée annoncée comme
italienne, disons plutôt à base de pâtes. Et personnellement, sans forcément
vouloir tout ramener à moi, je m’étais comporté comment ? Passé une
certaine heure j’avais dormi. Et avant de sombrer dans le coma ? Pas de
déclarations intempestives ni de faits et gestes incongrus voire déplacés à
signaler ? Non, pas vraiment, sinon une insistance quasi obsessionnelle à
vouloir embrasser Théo.
    Ah. Nous y voilà. La rumeur capillaire est de plus en plus
démente, plusieurs mines anti-personnel viennent d’éclater en même temps. J’ai
beaucoup de mal à relever la tête, et une chaleur soudaine m’envahit le visage,
comme si j’étais sous les coups d’un soleil ardent. Il me faudrait pourtant croiser
le regard de la belle Théo et avoir le courage de me confondre en excuses, lui
promettre pour le moins que je ne recommencerais plus, bien que j’eusse déjà
fait mon deuil d’une prochaine occasion. Qu’elle exige réparation, tout ce
qu’elle voudra, de toute manière rien ne pourra effacer ce sentiment de honte,
ou plus exactement, car ce n’est pas un cadeau, tout de même, de profonde
malédiction, à savoir : qui à ma place supporterait d’être moi ?
Qu’elle comprenne que je ne le souhaite à personne, ou peut-être à mon pire
ennemi – qu’il se ridiculise aux yeux de tous ne serait pas forcément
une mauvaise chose –, mais, honnêtement, on devrait cesser de m’en
vouloir. Ou alors soyez qui je suis, auquel cas je vous

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