le monde à peu près
se souleva, libérant
soudain un éclair de faible puissance : Saint-Cosmes ? J’y étais, en
sixième.
Aussitôt, en dépit du brouillard qui dansait un peu plus
dense que d’habitude devant mes yeux, ce fut la révélation : ce verre
enfoncé dans l’œil, qui d’autre que lui ? Gyf, tu es Gyf. Et Gyf : il
y a des années qu’on ne m’a plus appelé comme ça – Et comment
alors ? – Georges-Yves – Mais comment veux-tu, c’est
imprononçable, non, non, pas d’histoire, pour moi et pour l’éternité tu es Gyf,
l’incroyable Gyf, le seul capable d’aller trouver la vieille sœur faisant
office d’infirmière, laquelle se contentait généralement de distribuer de
l’aspirine, et de lui dire : ma sœur, j’ai mal aux parties. Parties de
quoi ? réplique la vieille sœur moustachue aussi peu calée en anatomie
qu’en cuisine, tandis que trois ou quatre postulants à l’infirmerie se mordent
les joues de crainte de s’écrouler de rire. Et le petit bonhomme aux lunettes
asymétriques de confirmer, imperturbable : aux parties, ma sœur. Et
Gyf : j’ai vraiment fait ça ? Bien sûr, Gyf, tu parles si je m’en
souviens, on n’avait pas si souvent l’occasion de rire, de se venger des
humiliations qui pleuvaient sur nous, quel courage, quelle audace, quelle
invention, mais j’y songe : ton film, ton film était déjà là, la messe
dite, à douze ans tout était joué, rien à ajouter. Mais Gyf tempéra ce
déterminisme : que je ne lui dise pas qu’ensuite il avait sauté la vieille
sœur.
Gyf intact, tel qu’en lui-même. Mais comment avait-il fait
pour traverser toutes ces années, seul, absolument seul, car, plus encore que
ses coups d’éclat, ce qui nous impressionnait c’était cette solitude de
l’orphelin total, cette fiche d’état civil atrocement mutilée, et sais-tu
qu’après ton renvoi, l’année suivante, j’y ai goûté à moitié, à cette
solitude ? Mon père qui m’avait accompagné et laissé au milieu de la cour
de récréation la veille de la première rentrée à Saint-Cosmes – les
pensionnaires étaient déjà à pied d’œuvre, et, dès le premier soir dans le
dortoir, alors que, tous feux éteints, çà et là, certains étouffaient des
larmes, la tête dans le polochon, le petit Gyf se couvrait d’un drap et
circulait entre les lits en jouant au fantôme, ce qui, avant même que l’année
scolaire ne débute vraiment, lui avait valu sa première séance à genoux –,
cet homme grand aux cheveux blancs qui se retourne une dernière fois avant de
repasser sous le porche de la conciergerie, tu t’en souviens
peut-être – mais non, au nom de quoi s’en souviendrait-t-il ? – et
qui me salue d’un dernier geste du bras, eh bien, l’année suivante, il s’en
allait définitivement. Que je me fasse bien comprendre : pas pour une
nouvelle vie, avec une autre femme, par exemple, mais mort, brutalement mort un
lendemain de Noël, et sais-tu que j’ai souvent pensé à toi ? Je me
disais : tu n’es pas le plus à plaindre : Gyf n’a plus personne, lui,
et pourtant pas une plainte, pas un sanglot, et il est la vie même.
Pas tout à fait seul, dit-il, j’avais ma grand-mère. Et dans
les yeux de Gyf l’intrépide, peut-être sous l’effet de ce mélange de vin blanc
et de bière, une brume furtive passe, presque liquide, et comme de ce côté-ci
des larmes je ne suis jamais en reste, je l’accompagne discrètement, des perles
d’eau dégringolent bientôt dans mon vin blanc, mais, le temps de me reprocher
ma sensiblerie – arrête de penser que tes larmes te rendent glorieux,
arrête de te draper dans ton inclémence –, heureusement madame Jeannette,
en fine psychologue, ramène d’office une autre bouteille (des fillettes de trente-trois
centilitres), et en remplissant nos gobelets je propose que nous trinquions à
nos retrouvailles, à notre collaboration future, car j’ai de plus en plus hâte
de le voir, ce film, je sens vraiment qu’il va me plaire.
Imagine : un lit au milieu d’un champ, sur le lit un
couple en train de faire l’amour, et tout autour des musiciens qui jouent et
des filles qui dansent seins nus avec des fleurs dans les cheveux. J’imaginais
très bien. Une œuvre puissante, originale, un événement, mais ce qui me
retenait était d’un autre ordre : quel veinard, ce Gyf. Comment s’y
prenait-il, avec ses lunettes remboursées à cent vingt pour cent par la
Sécurité
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