Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
Vom Netzwerk:
pied unique, reste dans son placard et donc on n’y
boit pas, si bien qu’on donne à choisir entre les différents modèles
ordinaires, d’ailleurs tous incassables, du verre trempé, madame, comme mes
lunettes, une simple histoire de cuisson, mais quand ça explose c’est en cent
mille milliards de morceaux.
    Mais ce n’était pas le moment de vanter les mérites du petit
commerce, je gardai ma science pour moi et revins à nos moutons. Alors, ce
film, ça parle de quoi au fait ? abandonnant toutes précautions
sémantiques. Le dialecticien passablement émoussé n’était plus aussi
susceptible à présent et, après avoir réfléchi un moment, contemplé
l’alignement des bouteilles derrière le bar, enfoncé un peu plus son verre de
lunettes dans l’orbite en appuyant du doigt sur la monture à la racine du nez,
il avoua tout à trac qu’en fait c’était lui en train de baiser une nana. On
avait déjà bien entamé la bouteille de blanc, mes conceptions esthétiques
s’étaient considérablement élargies et, après m’être versé un autre verre que
j’avalai d’un trait, trop vite sans doute car dans un accès de toux je
régurgitai un peu de liquide, j’admis que c’était une idée vraiment géniale,
que je ne comprenais pas qu’on n’y eût pas pensé avant.
    Très honnêtement, mon contradicteur m’opposa qu’on y avait
déjà pensé, c’est ce qu’on avait coutume d’appeler du cinéma porno, mais, et il
ponctua sa remarque d’un geste de la main qui balayait toute possible confusion
en même temps que les cendres de sa cigarette : ça n’avait rien à voir.
    Evidemment non, tu parles, je n’étais pas le genre à
confondre. Et qu’est-ce qu’il y avait à voir, au fait ? Un mec et une nana,
je n’ai pas besoin de t’expliquer, tandis qu’il me ressert un verre. Pas la
peine en effet, on ne peut plus clair. Il fallait vraiment être un pervers
révisionniste pour faire un quelconque amalgame avec les proxénètes de la
pellicule. Et donc on les voyait tous les deux, c’est-à-dire toi et ? Une
copine, lâcha-t-il, évasivement.
    Excuse-moi. Je dus me lever avec trop de vivacité car ma
chaise se renversa brutalement en s’arrangeant pour m’entraîner dans sa chute.
Comme je peinais à me remettre sur pied, madame Jeannette accourue à la
rescousse me tira par la main tout en s’en prenant à son mari : il y avait
longtemps qu’elle lui disait que cette chaise était bancale. Décidément on me
comprenait de mieux en mieux, la vie m’apparaissait moins pénible. Justice
étant faite, je récupérai les clés. Cette fois, c’est la serrure qui me donnait
du fil à retordre. Quelqu’un avait dû la trafiquer entre-temps car impossible
d’y glisser la clé, au point qu’après plusieurs tentatives infructueuses j’eus
l’idée de la retourner et d’essayer par l’anneau. C’est là que monsieur Louis
intervint, précisant suite à mes remarques qu’il n’avait pas l’intention de
changer quoi que ce soit, que ça irait bien comme ça jusqu’à la retraite et,
après m’avoir ouvert la porte, que je n’hésite pas à appeler si je me sentais
mal.
    Au retour, une autre bouteille m’attendait, le goulot
toujours cerclé de sa bague de celluloïd blanc portant en caractères
curieusement gothiques la mention muscadet. Précision d’autant plus importante
que monsieur Louis derrière son comptoir bénéficiait de toutes les libertés
pour la remplir avec n’importe quoi, ce qui, dans l’état où nous étions,
faisait de toute manière parfaitement l’affaire. Mais, à la seule vision de
cette épreuve supplémentaire et de Gyf à demi affaissé sur la table carmin, je
fus pris de nausée et, sans prendre même le temps de m’excuser, m’en retournai
précipitamment reprendre la clé, ce dont me dispensa le diligent barman avisé
qui, craignant sans doute pour la sciure étalée sur le sol, m’ouvrait sans plus
tarder grand la porte. Ces quelques secondes de gagnées, je les mis à profit
pour renvoyer dans l’endroit idoine et sans effort une bonne partie des
consommations précédentes. Ça va mieux, dis-je à Gyf qui s’inquiétait de me
voir revenir aussi pâle. Et pour noyer le poisson j’ajoutai que le restaurant
universitaire n’était pas toujours très frais, qu’on nous servait de la viande
avariée et d’ailleurs une mésaventure de ce type m’était déjà arrivée à
Saint-Cosmes, et là mon camarade me coupa net, sa paupière

Weitere Kostenlose Bücher