le monde à peu près
de tout
laisser traîner, un long monologue, où mon Jean-Arthur racontait comment il
dansait au rythme des tam-tams après avoir négocié une vente d’armes avec un
roi nègre, ce qui m’avait coûté beaucoup de travail, des heures d’acharnement à
sonder les syllabes, à les sélectionner selon leur potentiel rythmique, tout en
cherchant à restituer au mieux la couleur locale, la terre rouge et les chants
des indigènes, les cases couvertes de chaume et la panoplie du sorcier, le
mouvement des corps en transe et le balancement des seins des
femmes – ce qui me rapprochait, cette dernière image, du cinéma de
Gyf, lequel affirma qu’il ne s’était occupé de rien, qu’il fallait demander à
Théo. Qui c’était, Théo ? C’est moi, dit-elle.
J’avais horreur qu’on fouille dans mes papiers. Ça me
rendait toujours nerveux qu’on pût accrocher du regard une phrase, une poignée
de mots, qui, hors de leur contexte, et manipulées par un esprit mal
intentionné, couraient le risque du ridicule. Et leur auteur par la même
occasion. Ce qui m’arrêta dans mon mouvement de mauvaise humeur, c’est que
Théo, donc, que je découvrais en même temps qu’elle me montrait mon monologue
jaunâtre étalé sur le bureau, Théo qui avait joué les cendrillons en épongeant
par terre une partie de la réserve d’Au Bon Pêcheur, Théo qui avait ce drôle de
surnom qu’il me faudrait bien éclaircir un jour, Théo qui accompagnait ce
mystère (mais comment Gyf affublé d’aussi épouvantables lunettes attirait-il de
si jolies filles ?), Théo qui, restée dans un premier temps dans le
couloir, m’avait vu le longer, les yeux fermés, en suivant le mur de la main,
Théo, puisque c’était elle, Théo avait un sourire désarmant. Et il fallait
qu’il le fût parce qu’après m’avoir récité deux phrases de mon Jean-Arthur, au
lieu d’aussitôt m’excuser, de bredouiller qu’il ne s’agissait que d’un
brouillon, de tenter de la convaincre que je valais beaucoup mieux, je
déclarai – et en m’entendant je maudis et bénis en même temps le
muscadet au peyotl de monsieur Louis et de madame Jeannette – que
j’aimerais bien être l’auteur de ses phrases. C’était plutôt bien tourné,
non ? Or vous savez quoi ? Elle en convint.
A la suite de quoi il y eut un temps très court mais un
temps tout de même, pendant lequel il me sembla que je touchais enfin au but.
La vie n’était pas aussi inconfortable pour qui y trouvait sa place. C’était
jouable, en somme. Et le sentiment éprouvé n’avait rien à voir avec un triomphe
secret, une revanche sur le sort, c’était juste une question de bon sens, les
choses épousaient enfin leur cours normal. Mais bien vite, en dépit de mon état
je repris mes esprits. La ficelle était décidément trop grosse. On ne me la
faisait pas. Les précédentes méthodes ayant échoué (je n’avais pas craqué à
l’annonce de la noyade de mon amour de jeunesse, ni parlé sous l’effet de la
boisson), on essayait maintenant de me prendre par les sentiments en tablant
sur une certaine frustration tout en feignant de s’intéresser à mon
Jean-Arthur. Je reconnaissais là les grands classiques de l’espionnage.
D’ailleurs, Théo sentait son nom de code. La différence avec les agents
précédents était toutefois de taille. Ou plutôt une différence de nature. De
genre, en somme, et celui-là l’était tout à fait, mon genre.
Et puis je commençais à être las de lutter, mon Jean-Arthur
se plaignait de plus en plus de la solitude, on ne pouvait plus compter sur la
stabilité des murs, et le courage me manquait à l’idée de reprendre le maquis
de ma résistance intérieure à un envahisseur imaginaire. L’heure de la
reddition était proche. Ce sourire désarmant dont je perçais peu à peu le
mécanisme : une lèvre supérieure boudeuse, des yeux plissés d’un noir
brillant et une petite mouche sur la pommette qui remontait vers l’œil quand le
sourire s’accentuait, ce sourire-là miraculeusement parachuté dans mon champ de
vision par un mystérieux revenant, rien n’était plus triste que la pensée qui
traversa mon esprit embrumé de le voir bientôt s’effacer, s’éloigner, sortir
peut-être à jamais de mon périmètre de netteté pour se fondre dans le grand
flou terrestre, emporté par la belle étudiante aux longs cheveux bruns ondulés
retenus à hauteur de la nuque par une faveur rouge et qui se tenait debout
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