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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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appelé Yvette,
dans la scène qui semblait me tracasser (je ne pris même pas la peine de
protester), elle n’était pas dessous, mais dessus. Et puis il avait déjà un
titre. Oui, dis-moi ? A nouveau mon interlocuteur devint grave, et tout en
rejetant vers le plafond jauni du café la fumée de sa cigarette, presque
timidement : Tombeau pour grand-mère.
    C’est très beau, Gyf.

 
    Je devenais décidément très demandé : pour la seconde
fois en deux jours on frappait à ma porte. Sans doute même pouvais-je en
déduire qu’on tenait à ma compagnie, vu l’insistance avec laquelle on
tambourinait. Ce qui m’amenait presque, ce martèlement peu opportun, à
regretter ma solitude antérieure. D’ordinaire, du moins l’ordinaire du cinéma,
forcément un peu sommaire, un tel déploiement d’énergie se prête à une double
interprétation : il s’agit soit de prévenir d’un incendie en encourageant
une évacuation précipitée de l’immeuble, soit de s’assurer que l’occupant n’a
pas viré de l’œil – auquel cas, au cinéma toujours, on enfonce la
porte.
    L’idée de rôtir n’était pas incompatible avec un traitement
radical de mon mal de tête. Tout était plus doux que cette sensation d’une mine
anti-personnel placée à la racine de chaque cheveu, comme si la boîte crânienne
transformée en bunker servait de terrain d’expériences à une nouvelle gamme
d’explosifs, mais la perspective d’embêtements que laissait présager la seconde
hypothèse – une porte enfoncée (prévenir le concierge, m’expliquer,
convoquer le menuisier, régler la facture) – m’obligea à une manœuvre
désespérée : tenter de me lever.
    Immédiatement, après avoir utilisé les quelques bribes de
pensées résiduelles à me traiter de tous les noms et d’inqualifiable ma
conduite de la veille, je compris que tout mouvement un peu brusque était à
bannir, ne serait-ce que pour ne pas dissocier, par une impulsion irraisonnée,
la matière cérébrale gélatineuse qui semblait baigner dans un magma vineux
comme une coquille de noix emportée sur une mer démente. A peine le pied posé
par terre, il m’apparut : un, que j’avais dormi tout habillé et avec mes
chaussures, ce qui n’était pas dans mes habitudes, deux, qu’elles reposaient,
mes chaussures, au milieu d’une sorte de potage à la citrouille qui s’étalait
sans ménagement sur les quelques feuilles de mon Jean-Arthur traînant sur le
sol, parsemées de grumeaux inidentifiables à travers lesquels, et à l’exception
de petits vers blancs tortueux que j’assimilai à des morceaux de spaghettis, il
m’était difficile de reconstituer mon repas de la veille, et trois, que le sol,
le plafond, les murs dansaient une gigue effrénée, sitôt que je tentais de
faire toute la lumière sur ma situation présente en essayant de soulever sans
trop de dommage deux paupières plombées.
    Gyf à qui j’ouvris la porte ne me demanda pas si ça allait,
c’est-à-dire que dès qu’il m’entrevit il me dit qu’il ne me demandait pas si ça
allait. Il émit même un petit sifflement en découvrant l’état de ma chambre,
suivi d’un bref commentaire du genre c’était une salée, où je crus voir une
allusion à la mer démente et à la tempête qui cognait rageusement contre ma
voûte crânienne. Lui paraissait assez frais, le cheveu normalement huilé et la
barbe éternellement naissante, mais je dus me contenter de cette première
impression, ayant beaucoup de mal à garder les yeux ouverts en raison de cette
instabilité des murs. Il me rappela alors que l’étage comportait des douches au
bout du couloir, et il me conseillait vivement d’en profiter. On t’attend,
dit-il, et, après m’être emparé à l’aveuglette d’un nécessaire de toilette et
de vêtements de rechange choisis au hasard, je marmonnai on y va, en écho,
manifestant par là une forme d’esprit qui étant donné les circonstances me
rassura : les centres vitaux ne semblaient pas atteints.
    Quand on revint, le cheveu dégoulinant, ayant réussi à
désarmorcer quelques mines, une fée s’était occupée de mon pitoyable logis. Le
sol, de grands carreaux noir et blanc, reluisait, à croire que, victime d’un
muscadet hallucinogène, j’avais été le jouet d’un sporadique dérèglement des
sens. Quand je m’inquiétai soudain de mes pages à la citrouille. Il y avait
bien des feuilles à terre, je m’en souvenais parfaitement, ma manie

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