le monde à peu près
d’un bon kilomètre).
Ledit café s’appelait Au Bon Pêcheur, souvenir du temps où,
à l’écart de la ville, coulait une rivière qui attirait les amateurs. La
rivière avait été en partie comblée, en partie transformée en égout, et peu à
peu la ville s’était rapprochée de la guinguette qui n’avait dû son salut qu’à
l’implantation d’une faculté de plein air composée principalement de bungalows
disséminés au milieu des bois, ce qui, en dépit des protestations, valait bien
le béton. Les patrons s’étaient donc reconvertis d’urgence, alors qu’ils
voyaient l’heure de la retraite sonner, en zélateurs de la folle jeunesse. Ils
ne manquaient pas de répondre joyeusement aux plaisanteries, tandis que madame
Jeannette s’activait en salle et que monsieur Louis ne décollait pas du
percolateur et du robinet à bière. Peut-être certains soirs, la fatigue aidant,
au moment de faire la caisse, laissaient-ils échapper un qu’est-ce qu’il ne
faut pas faire tout de même, mais les chevelus se révélant d’aussi grands
buveurs que les pêcheurs, quoiqu’un peu plus bruyants, la perspective d’une
vieillesse comblée était au bout de leur peine.
On pouvait seulement leur reprocher, aux chevelus, d’être
capable de passer tout un après-midi devant un verre sans juger utile de
renouveler leur consommation (or certains passaient une tête par la porte et,
toutes les places étant prises, faisaient demi-tour, au grand dam de madame
Jeannette qui courait après eux en affirmant qu’on pouvait toujours se tasser),
ou de se livrer à de trépidantes parties de baby-foot, avec revanches, belles,
antithèse, synthèse, cris, protestations, pour lesquelles monsieur Louis et sa
dame encourageaient vivement les perdants à offrir la tournée.
Gyf, qui n’était jusqu’à ce moment qu’un metteur en scène
anonyme, semblait un habitué du lieu, ce qui ressortait du comme d’habitude
interrogatif lancé par monsieur Louis derrière son bar. L’habitude, c’était un
demi pression, qui n’était pas la mienne, mais, au moment où je tenais un
admirateur, mieux valait ne pas risquer de le vexer en se singularisant avec un
thé, par exemple, de sorte qu’à la question ça te va je répondis imprudemment
que ça m’allait. Imprudemment, parce qu’au cinquième demi et après quelques
interruptions (excuse-moi, avant de disparaître par la porte du fond pour
laquelle il fallait demander la clé, ce qui, au lieu d’indisposer les patrons,
semblait les réjouir, me proposant au passage, comble de prévenance à mon
égard, de me remettre la même chose, de sorte qu’en revenant m’asseoir devant
un verre à nouveau plein je ne manquais pas de remercier chaleureusement madame
Jeannette qui épongeait la table après que, trop ému sans doute, je l’eus
renversé, le verre, m’affirmant que ce n’était pas grave, et d’ailleurs, Louis,
un autre demi pour le monsieur), je commençai à m’apitoyer sur mon sort.
J’étais bouleversé qu’autant de gens s’intéressent à ma personne, c’était trop
pour le même jour et, comme toujours en pareilles circonstances, les larmes
commençaient à me monter aux yeux. A mon interlocuteur qui s’inquiétait de ma
trop visible émotion, je répondis que ce n’était rien, simplement je n’avais
pas l’habitude : tu préfères du blanc ? s’informa-t-il.
Autant d’attention valait bien que j’abonde dans le sens du
malentendu, c’est ainsi que Gyf d’autorité en commanda une bouteille, que
madame Jeannette se dépêcha d’apporter avec deux petits gobelets que je
reconnus immédiatement : Duralex, modèle Picardie, 8 cl (la plus petite
taille – intérêt bien compris des cafetiers), pour en avoir vendu des
centaines au magasin, depuis tout petit habitué à bonjour madame, qu’est-ce que
vous voulez – et la dame : ta maman n’est pas là ? ce qui
vexe horriblement, comme si à cinq ou six ans on n’était pas fichu de faire
l’article, de servir le client qui demande des verres à boire, une précision
utile pour qui craint de ne pas se faire bien comprendre, selon le
principe : plutôt trop que pas assez, ce qui s’appelle ailleurs grossir le
trait, ce dont on ne fait pas grief à l’homme de théâtre, au cinéaste ou au
romancier, alors pourquoi se moquer de notre chaland ? Mais en fait le
verre à boire désigne le verre courant, celui de tous les jours. L’autre, le
chic, le fragile sur son
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