Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
héros de mes légendes familières.
Ce qui me frappait le plus, c’était cette unique rue qui montait, bordée de
maisons qui possédaient encore un je ne sais quoi d’autrefois, et dont l’étroitesse
était une garantie de sécurité. Je compris alors pourquoi j’avais tant évoqué
ces villes du Moyen Âge : par un besoin inné d’être protégé, d’être à l’abri,
de me sentir en dehors des grands espaces où soufflent les tempêtes. Je me
souvenais des Baux-de-Provence, des vieux quartiers du Puy-en-Velay, des
alentours de la cathédrale, à Rouen, que j’avais découverts au milieu des
ruines de la guerre, de la bastide de Cordes, aussi, et des remparts d’Aigues-Mortes.
Mais le Mont-Saint-Michel condensait tout cela dans cette rue. Les mouettes qui
tournoyaient au-dessus de nous lançaient des messages très rauques que je ne
parvenais pas à déchiffrer. Par endroits, des trouées entre les maisons
laissaient passer les appels du vent. Mais ces appels, je ne les comprenais pas
non plus. Mon attention était attirée par le sommet, par cette masse prodigieuse
qui écrasait la ville avec une sorte d’orgueil : et sur la flèche, la
statue de l’Archange veillait aux quatre coins du monde.
Lorsque nous visitâmes l’abbaye, le temps humain sembla s’arrêter
brusquement. Une fois parvenus sur la plate-forme de l’église, après avoir
franchi les degrés qui font de cette montée un périple initiatique, le vent
reprit possession du Mont. Je vis le Couesnon, bordé d’arbres, se perdre dans
les terres. Je vis la côte bretonne s’estomper dans d’incertaines fondrières. Je
vis des sables tourmentés, parcourus par des torrents à sec. Je vis un fronton
d’église qui ne correspondait à rien de ce que j’avais déjà vu dans mes
évocations solitaires du Mont. En fait, cette première fois, le
Mont-Saint-Michel n’a été pour moi qu’un incroyable jaillissement de colonnes, d’arcs,
de voûtes, de verrières, le tout planté sur un volcan prêt à se réveiller, faisant
ainsi apparaître une fragilité qu’on n’imagine pas lorsqu’on aperçoit le
monument de loin. Cette sensation de fragilité et d’instabilité permanente, je
l’ai vécue surtout dans le cloître. Ces colonnes si minces, mais bien sûr d’une
élégance raffinée, cette toiture provisoirement fixée à la terre mais soumise à
tous les tourbillons de la tempête, ce jardin suspendu, cela me paraissait bien
précaire, et finalement beaucoup moins grandiose que je ne l’avais cru. Il y
eut pourtant un moment extraordinaire, celui où je regardai par la verrière qui
clôt le trou béant du cloître, là où les architectes du Mont avaient prévu de
construire un prolongement à la Merveille. Brusquement, je me sentis happé par
le vide : en bas, après les terrasses des jardins, c’était le rivage, avec
le petit oratoire de saint Aubert. Et plus loin, les sables. Et plus loin, l’infini.
J’eus le vertige. Peut-être est-ce cela que les moines recherchaient, lorsqu’au
cours de leurs déambulations dans le cloître, ils s’arrêtaient un instant pour
constater que l’être humain n’est qu’une poussière parmi des milliards de
poussières.
Je ne me souviens plus combien de temps nous restâmes au
Mont. En redescendant la rue, j’emportais avec moi quelques images qui n’avaient
guère plus d’importance que celles que je voyais tous les jours autour de moi. L’essentiel
était que je me trouvais bien, que j’avais eu l’occasion de connaître enfin
dans la réalité sensible ce qui avait autrefois constitué un objet de fantasme.
Claire et moi, nous étions satisfaits de notre visite, mais un peu comme si
nous avions sacrifié à une obligation, celle de voir ce qui doit être vu. Nous retournâmes
à la voiture, garée sur la grève, à l’ombre de la digue, alors que l’eau commençait
à monter dans la baie. Sur le chemin du retour, des bruits étranges sous le
capot inquiétèrent suffisamment notre conducteur pour qu’il s’arrêtât devant un
mécanicien. Oh ! surprise… Le moteur de la deux-chevaux, qui n’était plus
retenu à la carcasse que par un modeste boulon, était prêt à nous fausser
compagnie au premier virage mal « négocié » ! Décidément, on ne
revient pas sans mal du Mont-Saint-Michel… Peut-être eût-il fallu y rester
davantage ? Peut-être eût-il fallu y chercher quelque chose ? L’incident
me donna à réfléchir. Au fait, pourquoi avait-on
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