Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
construit cet édifice qui
défiait toutes les lois de l’équilibre au sommet de cette butte, et non
ailleurs ? Et pourquoi ce culte rendu à saint Michel en cet endroit précis ?
L’abbé Gillard me répétait toujours que saint Michel était un tricheur, qu’on
le représentait souvent, au moment de la pesée des âmes, en train de fausser le
jeu en faisant pencher la balance du bon côté.
Il en concluait d’ailleurs que saint Michel symbolisait ainsi, non la justice, mais
la Charité, et que cette Charité était toujours marquée par la couleur rouge, celle
de la flamme. Qu’est-ce que tout cela voulait dire ?
Mais l’incident fut vite clos grâce à quelques boulons
replacés par l’obligeant mécanicien. L’abbé Gernigon, tout en fulminant contre
son garagiste habituel coupable de négligence, avait repris le volant et nous
conduisait vers le sud. Brave abbé Gernigon, ce n’était certes pas un
intellectuel, bien qu’il fût vicaire-instituteur ; ce n’était certes pas
un passionné de symbolisme religieux, ni même de visions pittoresques du Moyen
Âge, mais il avait le cœur sur la main et était toujours prêt à rendre service.
Il demeure pour moi l’un des exemples de ces prêtres de campagne qui ne savent
peut-être pas très bien pourquoi ils ont pris le chemin du sacerdoce, mais qui
ont délibérément placé leur vie au service des autres, sans compter leur temps
ni leur peine. Le dévouement est aussi une des formes de la sainteté.
Nous avions regagné Brocéliande dans une nuit sur laquelle
le vent n’avait aucune prise. Mes fantômes familiers revinrent me hanter et il
ne fut plus question de l’Archange de Lumière, ni de ce tertre étonnamment
hérissé de pierres travaillées par la foi des hommes de l’ancien temps. Le
Mont-Saint-Michel quitta ma mémoire comme s’il n’avait jamais existé autrement
que dans mes rêveries d’adolescent dévoré par le désir de remonter au-delà de
la naissance, vers les horizons qu’on a connus autrefois, dans les limbes mystérieux
du non-être.
J’ai mis vingt ans à retourner au Mont-Saint-Michel. C’était
à la fin du mois d’octobre 1977. Il existait alors une association de poètes, présidée
par mon ami Michel Velmans, qui organisait des « Rencontres du
Mont-Saint-Michel ». À vrai dire, ces « rencontres », amicales
et poétiques, se déroulaient une année sur deux au Mont, et l’autre année en
forêt de Brocéliande, à Néant-sur-Yvel plus exactement. En 1977, cela se
passait donc au Mont, et j’y étais convié pour parler de je ne sais plus quel
sujet. J’étais alors en plein désarroi, dans une période noire et instable, au
bord de la dépression. Claire, avec qui j’avais fait route pendant si longtemps
sur des rivages que nous avions découverts avec enthousiasme, Claire était
allée vers d’autres îles qui m’étaient étrangères, ou tout au moins qui n’étaient
plus les miennes. Je m’égarais alors en de multiples aventures que je savais
sans lendemain et qui ne parvenaient même pas à calmer mon angoisse. J’étais
parti de Paris, avec une fille que je n’ai même pas envie de nommer – quelle
importance, elle ou une autre ? – et je me dirigeais donc vers le
Mont-Saint-Michel à travers une Normandie que l’automne commençait à roussir
lentement, sur les bords des routes et des chemins, dans les grandes forêts
majestueuses que nous traversions. Des noms chantaient dans ma mémoire, des
noms que j’hésitais à prononcer parce qu’ils me rappelaient un peu trop le
passé : L’Aigle, Moulins-la-Marche, Sées, dont la cathédrale perçait le
ciel de ses flèches arrogantes, Carrouges, qui allait être pour moi plus tard
une oasis de rêves et d’étrangetés, la Ferté-Macé, avec les panneaux qui
indiquaient la direction d’un Bagnoles-de-l’Orne que je n’avais plus revu
depuis mon enfance, Domfront avec cette Notre-Dame-sur-l’Eau, chef-d’œuvre d’un
style roman que j’ai appris à connaître et à aimer. Puis ce fut
Saint-Hilaire-du-Harcouët, dont le nom sonne si bien breton, Ducey, au nord de
la Sélune, cette rivière qui m’évoque toujours des pays d’Autre Monde, et enfin
Pontaubault où la route qui vient de Paris croise la route qui va de la
Normandie à la Bretagne. Le Bocage normand, avec sa verdure déjà dévorée par l’approche
des mois sombres, avait quelque peu atténué mon angoisse. Mais celle-ci s’était
changée en une mélancolie
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