Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
que je cherchais.
Nous reprîmes ensuite la route, par Pontorson, et nous suivîmes
le Couesnon. Alors le Mont-Saint-Michel nous apparut dans toute sa splendeur et
dans toute sa mystérieuse auréole. C’était autre
chose . Et Môn, hallucinée elle-même, voyait avec une stupeur
grandissante cette permanente explosion qu’est
le Mont-Saint-Michel, dans un mélange de brume, de soleil, de ciel bleu, de
sable, de scories volcaniques, d’oiseaux tourbillonnants, de vents plus
bruissants que des cris de mouettes, de silences encore plus étendus que les
lagunes qu’on devinait sans fin… Ce spectacle indescriptible était enfin notre spectacle, notre rêve profond devenu réalité
pure.
Nous étions en crise, Môn et moi. Nous nous tourmentions et
nous nous provoquions mutuellement, parfois avec des raffinements de cruauté qu’aurait
enviée une victime amoureuse de son bourreau. Sur la digue, alors que je
lançais ma voiture à toute vitesse, j’eus brusquement l’impression que rien ne
pourrait plus nous arrêter : nous étions prêts, Môn et moi, à nous
engloutir dans la caverne profonde qui gît sous le Mont et à réveiller le
Dragon. Ainsi serions-nous les témoins privilégiés du prodigieux combat qui
opposerait à nouveau l’Archange à Satan, combat héroïque, combat primordial
mais cependant éternel, car sans ce combat rien de ce
qui est visible n’existerait .
C’était cela, la justification du Mont-Saint-Michel. À travers
le déchirement et la violence qui surgissaient entre Môn et moi, se
justifiaient pleinement le mythe et le site, le sanctuaire et la statue de l’Archange.
Chaque fois que des nuages s’amoncellent au-dessus du Mont, la foudre tombe sur
l’Archange. Mais il ne faut jamais se fier aux apparences : scientifiquement,
on sait que ce n’est pas le feu du Ciel qui tombe sur la terre, mais le feu de la terre qui jaillit jusqu’au ciel , provoquant
ainsi l’éclair qui illumine le monde tout en le terrifiant. L’éclair, c’est une
déchirure entre le Ciel et la Terre, mais c’est aussi
un lien d’une telle intensité que rien ne peut l’égaler.
Nous marchâmes longtemps à travers la ville, grimpant les
marches et les redescendant au rythme de notre respiration. Nous nous arrêtâmes
sur la Tour du Nord dans l’espoir que les grèves se peupleraient d’ombres
venues du grand large. Mais le silence s’était installé autour du Mont, un
silence bénéfique au cœur duquel il faisait brusquement bon vivre. Nous savions
pourtant qu’au-dessous de nous, dans la torpeur du crépuscule, le volcan n’était
pas éteint et qu’il pouvait à tous moments faire éclater le socle sur lequel la
folie des hommes avait bâti une Merveille. Nous errâmes longtemps sur les
remparts et dans la moindre ruelle, à la recherche de l’entrée de la caverne. La
nuit fut douce. Et sous la silhouette de l’Archange, après avoir franchi des
ponts et suivi des chemins de ronde, dans une sorte de pénombre que les
projecteurs braqués vers le haut ne parvenaient pas à dégrader, j’eus encore
une poussée de délire, comme au Mont-Dol. Tout était facile, tout était précis,
tout était clair. Je savais maintenant pourquoi, en cet endroit de la terre, on
avait construit un temple à la lumière divine, car le Mont-Saint-Michel était
peut-être le seul endroit au monde où pouvait s’accomplir l’éclosion de cette
lumière, au point de rencontre de l’Archange et du Dragon. Et Môn me fit
remarquer que, dans l’abbaye, les représentations du Crucifié étaient fort
rares, tandis que tout glorifiait Michel et la Vierge. Car il n’y a pas de lieu
consacré à Michel qui ne soit également voué à la Vierge. Il y avait là de quoi
réfléchir. Nous formions un couple très étrange, ce soir-là, Môn et moi, et
nous savions que, dans nos entrailles, brûlaient les flammes rouges du Dragon. Et
nous savions que nul ne peut appréhender le Sacré s’il ne le sent mordre sa
propre chair. Le Mont s’endormait, comme chaque nuit, d’un sommeil qui ne
serait pas sans cauchemars. Le Mont s’enlisait dans les sables. Nous aussi, nous
nous enlisions dans des sables.
Le Mont-Saint-Michel au Péril de la Mer vacillait sur son
socle de granit, chancelait comme ivre de vent et de feu, s’enfonçait lentement
dans la nuit de l’attente. Et l’Archange protégeait le monde de son épée
flambloyante, celle qui provoque des blessures qui ne saignent pas.
II
LE MONT DES
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