Le mouton noir
1714
Cher père,
Vous me voyez bien repentant de ne point vous avoir donné plus souvent de mes nouvelles. Me souvenant que vous nous disiez préférer connaître de notre bouche la vérité, fût-elle difficile à avaler, que dâentendre de belles paroles, je vous avoue que, contrairement à ce que je vous ai écrit lâan dernier, je ne suis plus au service de lâintendant.
Puis-je compter sur votre magnanimité pour me tirer du mauvais pas dans lequel je me trouve présentement?
Ayant travaillé à la tenue de livres pour le marchand René Bréard, ce dernier sâest servi de moi pour camoufler ses malversations en falsifiant les chiffres, et il est parvenu de la sorte à me faire emprisonner et condamner à mille livres dâamende.
Je suis honteux de faire appel à vous pour me tirer de la prison où je croupis déjà depuis deux mois, mais vous êtes le seul recours quâil me reste.
Je promets sur mon honneur de faire tous les efforts nécessaires pour vous rembourser cette dette.
Votre fils Clément
Deux semaines plus tard, Marcellin arriva à Québec. Il se rendit directement chez le lieutenant civil afin de payer lâamende de mille livres et se fit expliquer en long et en large les motifs de la condamnation de son fils. Il exigea même, avant de payer, de voir les reçus incriminants. Le lieutenant prétendit quâils avaient été égarés. Marcellin lui dit:
â Je ne suis pas un blanc-bec qui nâentend rien à nos lois. Ãtant notaire, je sais parfaitement que tous les documents ayant servi à un procès doivent être conservés. En conséquence, avant de rembourser mille livres pour la libération de mon fils, jâexige de voir ces documents sinon je mâadresserai au gouverneur lui-même.
Le lendemain, le magistrat avait miraculeusement retrouvé les reçus, que Marcellin examina longuement.
â Il me paraît évident, lui dit-il, que ces reçus signés de bonne foi par mon fils ont été ensuite trafiqués. Comptez sur moi pour en informer le gouverneur.
Mis au fait de la situation, le gouverneur déclara quâil nâétait pas en son pouvoir dâintervenir contre un jugement de cour. Marcellin en avait assez entendu. Il paya lâamende et se dirigea droit vers la prison. Muni des autorisations nécessaires, sans un mot, il tira Clément de sa geôle et lâamena avec lui à la première auberge près du palais. Il lui dit dâabord:
â Si jâen juge par lâallure que tu as, la prison ne te vaut rien. Tu nâas plus que la peau sur les os. Tu vas commencer par te restaurer quelque peu. Quand tu auras le ventre plein, peut-être seras-tu plus enclin à écouter ce que jâai à te dire.
Au terme du repas, Marcellin, bien assis devant son fils, lui débita le discours suivant:
«Ãcoute-moi sans mâinterrompre. Je reconnais que tu as eu le courage de me révéler la vérité comme je vous ai toujours demandé de le faire. Cette démarche parle en ta faveur. Tu as dû également piler sur ton orgueil pour mâécrire cette lettre. Sache bien que jâai pilé aussi sur le mien pour me rendre jusquâà Québec en taisant les vrais motifs qui mây conduisaient. Je nâai donc pas informé ta mère du contenu de ta lettre. Elle, qui sâinquiète et se morfond à ton sujet depuis ton départ, nâaurait sans doute pas pu surmonter la peine quâelle aurait eue de te savoir en prison. Aussi, je consens à ce que tout cela reste entre nous. Je ne te crois pas coupable et je lâai fait savoir à qui de droit.
«Par contre, si tu avais seulement voulu montrer un peu plus de cÅur en nous tenant informés de tes déplacements et de ta vie en général, je te pardonnerais volontiers cette incartade que jâattribue à lâinexpérience de la jeunesse, mais sache bien que rien nâexcuse ta conduite à notre égard depuis deux ans que tu nous as quittés. Nous ne méritons dâaucune manière un tel comportement de ta part. Tu conviendras, si tu es sincère, que nous nous sommes toujours efforcés de te donner le meilleur de nous-mêmes afin que tu puisses affronter la vie avec les outils les plus appropriés.
«Malgré tout, je passerai également
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