Le mouton noir
nouvel édifice était plus vaste et plus beau que le précédent. Le secrétaire y avait son bureau au rez-de-chaussée, et ce fut dans cette pièce que Clément se mit à travailler à la copie de documents originaux.
Pourquoi avait-il refusé de se faire notaire puisque, tout comme son père, il tenait désormais la plume en main? Il se posait la question depuis quâil travaillait à plein temps au palais. Si Clément refusait dâêtre, comme son père, accaparé par ses écritures, câétait bel et bien ce qui lui arrivait, avec toutefois une nuance importante: il nâavait pas à se préoccuper de gérer son travail, le secrétaire le faisait à sa place et lui confiait des tas de tâches. Clément nâavait dès lors quâà sâappliquer à les remplir tout au long du jour, après quoi il était libre comme lâair.
Il habitait non loin du marché où il aimait traîner avant de sâenfermer toute la journée. Ce fut au cours de lâune de ces tournées quâil lâaperçut pour la première fois. Elle était élancée et vive, avec aux lèvres un sourire quasi perpétuel. Il fut aussitôt subjugué par son aisance et sa fougue, de même que par la façon dont, uniquement par sa présence, elle animait la place. Il y avait pourtant bien du monde au marché, mais il ne voyait quâelle et avait du mal à imaginer plus belle créature.
Quand il lâaborda, elle lui sourit, comme elle le faisait à tout le monde, il eut alors lâoccasion de remarquer comment ses yeux semblaient avoir leur propre langage, fait dâune douceur apaisante.
â Bonjour mademoiselle! Que vendez-vous?
â Un peu de tout ce qui sert à la confection dâhabits, tant pour homme que pour femme. Auriez-vous besoin de tissu pour un uniforme?
â Non point! Mais si jâen achetais, ce serait pour faire tailler la plus belle des robes.
â Est-ce indiscret de vous demander à qui vous la destineriez?
â à nulle autre quâà vous, mademoiselle.
Elle le regarda avec des yeux étonnés avant de partir dâun grand rire. Il en profita pour demander:
â Vous êtes sans doute promise?
â Promise à qui?
Sa question le prit de court. Il hésita avant dâajouter:
â Seriez-vous libre, par hasard?
â Revenez au prochain jour de marché, vous verrez bien!
Il repartit insatisfait, se demandant sâil ne la retrouverait pas, trois jours plus tard, au bras de quelquâun. Il en fut distrait le reste de la semaine et nâeut de repos que lorsquâil la revit au marché, toujours aussi belle et aussi vive, seule comme la première fois. Il sâinforma:
â Où prenez-vous les si beaux tissus que vous vendez?
Elle ne répondit pas à sa question, se bornant à lui dire:
â Ah! Vous revoilà ! La curiosité vous tuera.
â Pourquoi donc?
â Parce que les curieux finissent toujours par être victimes de leur avidité.
â Je ne demanderais pas mieux que dâêtre votre victime!
â Dans ce cas-là , dit-elle dâun air moqueur, dites-moi qui vous êtes et je saurai bien vous dire qui je suis.
â Clément Perré, commis aux écritures de lâintendant.
â Justine Dassonville, veuve de Nicolas Lavalette. Câest de lui que je tiens tout ce tissu et toutes les marchandises qui les accompagnent.
â Vous êtes veuve depuis peu?
â Voilà bientôt huit mois que mon mari, Dieu ait son âme, passé en France pour ses affaires, a péri dans le naufrage du vaisseau qui lây menait.
â Vous mâen voyez désolé.
â Soyez franc! Nâen êtes-vous pas plutôt enchanté?
Clément ne sut que dire et elle se moqua.
â à ce que je vois, je viens de vous faire trébucher. Câest comme ça que jâagis avec les curieux.
Pour se donner contenance, Clément releva la tête et demanda vivement:
â Puis-je espérer vous revoir ailleurs quâau marché?
â Pourquoi pas, monsieur Perré? Vous saurez sans doute me fixer un rendez-vous que je ne pourrai point refuser.
Elle avait dit cela dâun ton moqueur. Clément ne sâen offusqua pas. La franchise de cette femme lui plaisait.
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