Le mouton noir
naïveté. Il aurait dû savoir que les hommes, peu importe leur poste ou leur situation, tentent toujours de tirer la couverture de leur côté, et sâoccupent dâabord et avant tout de leurs propres intérêts avant ceux des autres. Lâintendant nâagissait pas différemment, se servant de ses pouvoirs pour faire fortune aux dépens du peuple.
Plus tôt dans lâannée avait eu lieu une émeute. Les gens avaient vivement protesté contre la décision de lâintendant de défendre la vente de blé. Clément nâavait pas fait le lien entre tous les éléments. Maintenant quâil avait eu à copier cette ordonnance par laquelle Bégon faisait résilier tous les marchés de vente de blé faits par des habitants et se les appropriait tous, la vérité lui sautait aux yeux. Il comprenait maintenant pourquoi le blé sâétait tout à coup vendu jusquâà quinze et seize livres le minot, et même plus encore. Il se souvenait aussi que les femmes sâétaient révoltées et étaient venues se plaindre que le pain acheté à la boulangerie du roi nâétait pas mangeable.
à la première occasion, il en discuta avec Justine.
â Tu te souviens, tout comme moi, quâil y a quelques mois, les femmes sont allées se plaindre à lâintendant de la mauvaise qualité du pain provenant de la boulangerie du roi?
â Je mâen souviens fort bien, puisque jâétais parmi elles. Nous nous étions rendues au Conseil supérieur protester contre le fait que le pain était dur et pesant comme la pierre et quâil nâavait aucun goût.
â Quelles explications vous a-t-on données?
â Que les récoltes avaient été mauvaises et quâon nây pouvait rien. Comme nous insistions, on nous avait menacées de prison.
Clément réagit vivement:
â Je crois savoir pourquoi le pain était de si mauvaise qualité!
â Pourquoi donc?
â Les récoltes nây étaient pour rien, au contraire, elles étaient excellentes. Lâintendant a fait défense de vendre le blé afin de sâapproprier toutes les récoltes au nom du roi. Je suis à peu près certain quâil a ensuite fait mettre de côté la fine fleur de farine pour lâexpédier aux Antilles. Il me reste maintenant à savoir sâil a fait tout ça pour son compte.
Justine écoutait en fronçant de temps à autre les sourcils. Elle paraissait sceptique et, surtout, ne semblait pas trop enthousiasmée par les propos de Clément.
â Ce que tu affirmes là est grave, dit-elle.
â Mais je crois bien que câest vrai, et que câest à ce trafic que sâest livré lâintendant.
â Pourquoi tiens-tu tellement à percer ce mystère?
â Je tâai déjà dit que je suis curieux.
â Et je tâai répondu que ta curiosité te tuera.
â Peut-être bien, mais elle mâa fort bien servi le jour où je me suis intéressé à toi.
Le compliment porta, car Justine sâapprocha de Clément qui la reçut dans ses bras. Lâinstant dâaprès, leurs lèvres se joignirent. Quelques minutes plus tard, ils se retrouvèrent sur le lit à se démontrer leur amour comme le font si bien toutes les victimes de Cupidon.
Dans les jours qui suivirent, Clément prit lâhabitude de se rendre tous les soirs chez Justine, sans se préoccuper des quâen-dira-t-on que ne manqueraient pas de susciter ses assiduités. La jeune veuve ne se formalisait pas davantage de ce que pouvaient penser ses voisins et, surtout, ses voisines. Mais Clément nâétait pas encore majeur; il ne le deviendrait que lâannée suivante, car il nâétait encore âgé que de vingt-quatre ans.
â Qui connaît mon âge? disait-il. De plus, Delphine est souvent présente.
â Ce nâest certes pas ce qui peut empêcher les mauvaises langues de se faire aller, fit remarquer Justine. Certaines réflexions désobligeantes viennent déjà à mes oreilles au marché. Mais que nous importe! Les gens ne sont-ils pas souvent envieux du bonheur des autres?
Ils profitaient de leurs soirées en tête-à -tête pour sâaccorder tous les plaisirs que leur défendait
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