Le mouton noir
pays, de vendre ou dâexporter de la farine au cours de cette année, par quelque moyen et sous prétexte quelconque, et que toute la farine soit retirée des comptoirs à peine de prison et de mille livres dâamende.
Ce texte lui rappela que, quelques mois auparavant, il avait également eu à transcrire le contenu dâun autre document où lâintendant disait que, cette année tout particulièrement, la production de farine était aussi abondante quâexcellente. Et il se rappelait fort bien avoir lu un contrat par lequel lâintendant lui-même expédiait aux Antilles deux navires chargés de farine. Pourquoi, alors, défendait-il à tous dâen exporter?
Quand il fut de retour à son appartement, ces questions lui trottèrent dans la tête à tel point quâil ne put trouver le repos. Il lui fallait parler à quelquâun de ce qui le tourmentait. Qui mieux que Justine saurait lâécouter? Il se rendit aussitôt à son domicile. Fort heureusement, elle était seule, son amie Delphine sâétant absentée pour une partie de cartes chez des amis. Justine se montra étonnée de le voir surgir ainsi chez elle à lâimproviste.
â Quâest-ce qui me vaut votre visite?
â Un tourment qui mâest venu aujourdâhui à mon travail, et dont il me fallait parler à quelquâun.
â Tout le monde a ses interrogations. Personne ne vit complètement et toujours en paix. Et quâest-ce donc qui vous inquiète tant, que vous sentiez le besoin de mâen venir entretenir?
Avant de poursuivre, Clément la regarda dans les yeux et lui dit:
â Il me semble que nous nous connaissons assez maintenant pour laisser tomber ces vous par trop solennels.
â Les grands esprits se rencontrent, dit-elle en souriant, jâallais justement te le demander.
Clément se réjouit à son tour:
â Fort bien! Je serai maintenant beaucoup plus à lâaise pour te livrer le fond de mon cÅur. Pour en revenir à ce qui me tracasse tant, je trouve bizarre un certain comportement de lâintendant. Il a fait défense, par ordonnance au sieur Crespin, dâembarquer de la farine sur des navires cette année.
â En quoi est-ce répréhensible? Nâest-ce pas lui qui crée les ordonnances?
â Explique-moi alors pourquoi lui-même a expédié aux Antilles deux navires chargés de farine jusquâau bord?
Justine réfléchit un moment et dit:
â Serait-ce parce quâil a des intérêts sur ces vaisseaux?
â Voilà exactement ce que je pense. Compte sur moi pour connaître la vérité.
â Comment espères-tu faire la lumière là -dessus?
â Je saurai bien le découvrir dans ce que je transcris.
Justine montra soudain un visage sceptique.
â Crois-tu que son secrétaire est assez naïf pour te donner à copier des documents compromettants?
â Non pas, mais rien nâempêche que la semaine dernière, jâai pu lire en vitesse un mémoire qui traînait sur son bureau.
â Tu risques un jour de te faire prendre. Quâest-ce quâil y avait de si intéressant dans ce mémoire?
â Le sieur Ruette dâAuteuil, le procureur, ne se gênait pas pour écrire que les intendants se servent de leur charge pour sâenrichir et que les gouverneurs, comme les intendants de ce pays, font ce quâils veulent parce que rien de ce quâils font ne parvient aux oreilles du roi et quâainsi leurs malversations demeurent inconnues. Si, par malheur, quelquâun qui leur est inférieur tente dâen informer le roi, sa vie même est en danger. Il sâexpose à être réduit au silence.
Justine réagit vivement.
â Tu ne vas tout de même pas risquer ta vie pour découvrir les fraudes de lâintendant!
â Compte sur moi pour le faire, mais ne sois pas inquiète: je ne suis pas sot au point de compromettre ma vie.
Chapitre 15
Bégon
Clément sâétait mis dans la tête de découvrir ce que tramait lâintendant. Il ne prit guère de temps à établir le lien entre les événements survenus plus tôt dans lâannée et cette ordonnance de Bégon. Après ce qui lui était arrivé avec le marchand Bréard, il se reprocha sa
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