Le mouton noir
lâapercevant le rassura quelque peu.
â Vous voilà ! dit-elle. Si vous ne me faites pas plus souvent signe, jâen déduirai ce que vous savez, et quand vous reviendrez, la place sera prise.
â Il ne faut pas mâen vouloir, sâexcusa-t-il, mon travail mâaccapare à tel point que je ne peux pas mâéchapper à ma guise.
â Tsut! Tsut! fit-elle. Ce sont là des excuses inadmissibles de la part dâun porte-plume. Vous avez sous la main, monsieur Perré, la plume, lâencre et le papier. Jâaurais bien apprécié trouver un billet sous ma porte.
Ces paroles de reproche rassurèrent Clément quant aux sentiments quâelle entretenait à son égard. Il était heureux de constater quâil ne la laissait pas indifférente.
â Je saurai me faire pardonner, promit-il. Aurai-je le bonheur dâun tête-à -tête avec vous bientôt, vous qui occupez une si grande place dans mon cÅur et mes pensées?
â Il nâen tient quâà vous, monsieur Perré. Vous savez où jâhabite. Faites-moi seulement lâagrément de me prévenir à lâavance.
â Vous pouvez compter sur moi, dit-il en sâinclinant devant elle. Vos désirs sont des ordres.
â Je vois, dit-elle, que vous pouvez être galant. Jâattendrai ce moment avec plaisir.
Une cliente vint mettre fin à ces beaux échanges. Clément salua Justine et partit, le cÅur comblé du clin dâÅil quâelle lui adressa en guise dâau revoir. Il passa chez elle dès le lendemain pour lui remettre un billet qui se lisait comme suit:
Puis-je obtenir de vous la faveur dâune rencontre au cours de laquelle je ferai de mon mieux pour vous dévoiler qui je suis?
De retour à son appartement, le soir même, il trouva un billet glissé sous sa porte.
Il suffisait de demander pour recevoir. Je vous attends demain soir pour souper. Je saurai préparer un repas dont vous nâaurez pas à vous plaindre.
Le lendemain, dès six heures, il se retrouvait à la maison de sa dulcinée. Il avait pris soin dâapporter une bouteille de vin clairet et, chemin faisant, avait repassé dans sa tête ce quâil comptait lui dire; de son côté, elle avait préparé un pâté au saumon dont les arômes envahissaient toute la maison. Mais comme il arrive souvent, son discours si bien préparé ne servit guère, car ce fut elle qui parla en premier. à peine furent-ils attablés quâelle dit:
â Monsieur Perré, vous comptiez me parler de vous, ce que jâapprécie au plus haut point, mais souffrez, puisque je suis votre aînée dâun an ou deux et que jâai déjà été mariée, que je vous dise un peu ce que fut ma vie. Vous aurez tout loisir ensuite de vous faire connaître à votre tour et jâécouterai vos propos avec la plus vive attention.
â Je saurai tendre une oreille amoureuse à tout ce que vous voudrez bien me dire. Le seul fait dâentendre votre voix mâest un grand bonheur.
â Dans ce cas, sachez que je fus mariée par mes parents, à seize ans à peine et sans que jâaie eu le moindre mot à dire, à un homme dont je nâétais point amoureuse et qui nâavait dâautres soucis à mon égard que je lui fasse ses repas et entretienne sa maison. Nicolas Lavalette, comme vous le savez, était un marchand de tissus. à part son négoce et tout ce qui accompagne transactions et marchés, rien pour lui ne comptait que sa propre personne. Fort heureusement, il passait en France chaque automne pour nâen revenir quâau printemps ou à lâété suivant. Je me suis laissé dire quâil avait là -bas une compagne qui savait mieux que moi combler tous ses vices. Quand il revenait sur nos rives, trois jours lui suffisaient pour en avoir assez de moi. Il passait ses soirées à jouer au billard ou à boire avec des amis. Telle a été ma vie pendant les six années quâil fut mon époux. Un heureux naufrage mâa débarrassé de sa triste personne.
â Vous me voyez fort désolé que cet homme nâait pas su apprécier les si belles qualités qui sont vôtres.
â Si je vous le demandais, sauriez-vous découvrir en moi les attributs qui sauraient vous
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