Le mouton noir
ce quâils mangent, donc, et ce quâils boivent!
Curieux dâen savoir plus, je lui fis raconter comment se passaient ces repas et ces bals.
â Après dîner, toutes les jeunes filles de la bourgeoisie, en compagnie de leur mère, se retrouvent au palais ou ailleurs, chez lâun ou lâautre bourgeois où se donne le bal. Lâintendant y fait transporter vaisselle, vivres et boissons. On se réunit au salon. Des musiciens font danser le menuet. Les messieurs invitent les demoiselles, qui ne se font pas prier pour briller au milieu de la place. Lâaprès-midi y passe et plus le temps file, plus ces messieurs amoureux du bon vin sont gris et moins sûrs de leurs pas de danse. Il nâest pas rare de voir lâun ou lâautre sâeffondrer, lui dâun bord et sa perruque de lâautre! Chaque fois, on sâempresse autour du malheureux. On parle bien sûr dâétourdissement et on fait vite asseoir le pauvre homme en attendant avec impatience le repas. Parfois, un de ces messieurs sâendort sur place et si on nây prête pas garde, il roule soudain sous la table.
â Jâaimerais, dis-je, être un petit oiseau, pour assister à pareille mascarade. Jây aurais beaucoup de plaisir.
â Point nâest besoin dâêtre un petit oiseau, reprit Justine, fais-toi maître dâhôtel!
â Ces messieurs, dis-je, nâont donc rien dâautre à faire que de courir les bals?
â Leur fortune leur permet de ne rien faire et ils tuent le temps de la sorte.
â Ce qui me préoccupe, ajoutai-je, câest bien de savoir dâoù vient leur fortune.
â Eux, ça ne semble pas les inquiéter, à les voir sâempiffrer aux repas. Il faut dire quâils peuvent y manger de tout, car rien nây manque, du porc au lièvre en passant par le daim et, même, me croiras-tu, du cheval! On le sert de toutes les façons, sauf en soupe. Il y a de petits pâtés de cheval à la façon espagnole, du cheval à la mode, de lâescalope de cheval, du filet de cheval à la broche avec une poivrade bien liée, des semelles de cheval au gratin, de la langue de cheval au miroton et du gâteau de cheval. Ces messieurs disent que câest meilleur que lâorignal, le caribou ou le castor.
Ce que Justine me disait là ne manqua pas de me rappeler un fait qui était depuis longtemps sorti de mon esprit, mais qui se passa à peu près en ce temps-là , je pense bien, quand il y eut disette de pain. Pour éviter que les pauvres crèvent de faim, le gouverneur fit remplacer le pain par des rations de bÅuf et de cheval. Les femmes se soulevèrent et se rassemblèrent pour protester devant les portes du gouverneur. Monsieur de Vaudreuil sortit et demanda:
â Dites-moi, mesdames, ce qui vous met tant en émoi?
Lâune dâelles répondit au nom de toutes:
â Nous ne mangerons pas de cheval, monsieur, parce quâil est ami de lâhomme.
Une autre alla même jusquâà ajouter ce précepte issu de son imagination:
â La religion nous défend de les tuer et nous aimerions mieux mourir que dâen manger.
Voyant quâil nâaurait jamais le dessus avec elles, le gouverneur demanda aux sieurs Monrepos et Martel, respectivement juge de police et commissaire de la Marine, de les mener à la boucherie afin quâelles constatent par elles-mêmes le bon état des viandes chevalines. Ils en furent pour leur peine. Une fois à lâabattoir, les femmes se récrièrent:
â Nous nâen prendrons jamais!
Le sieur Martel ayant insisté pour leur en donner, elles en prirent et, se dirigeant de nouveau directement chez le gouverneur, elles jetèrent le tout à ses pieds. Il faut dire que si ces femmes se laissaient prier pour en manger, les bourgeois dans les bals sâen régalaient à sâen rendre malade. Il nâétait pas rare, au dire de Justine, que plusieurs de ces messieurs sortent de ces bals vers les trois ou quatre heures du matin, complètement saouls.
â Jâen ai vu après souper danser le menuet comme sâils étaient âgés de cent ans, tellement ils avaient peine à bouger. Mais le pire, câest quâen sortant du bal de lâintendant, ils se retrouvaient bien souvent chez lâun ou lâautre pour
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