Le mouton noir
continuer leur orgie.
Comme je nâassistais jamais à ces bals, Justine ne manquait pas de me les décrire et jâavais peine à croire que, le pays baignant dans la misère, les gens en autorité et ceux qui auraient dû nous diriger dignement se prêtaient à de telles exagérations. Il est vrai quâils se goinfraient ainsi aux dépens du roi. Je nâavais que du mépris pour eux, dâautant plus que Justine me disait:
â Tu devrais les voir quitter les bals après avoir enfilé bouteille de vin sur bouteille de vin. Les serviteurs doivent les aider à se tenir debout. Ils les poussent en paquet dans les carrioles pour les mener chez eux. Montrant ordinairement plus de retenue, les femmes et les filles retournent chez elles dans leurs beaux équipages⦠à moins que lâune ou lâautre dâentre elles ne soit déjà partie au bras de son amant!
Chapitre 48
La Friponne
Jâavais remarqué que lâon construisait depuis quelque temps une belle maison à proximité du magasin du roi. Je me demandais qui pouvait habiter là . Je pensai quâil pouvait sâagir de Pierre Claverie, nouvellement arrivé dans le décor. Je lâavais vu pour la première fois au palais en compagnie dâEstèbe et de Bréard. Ce petit négociant de Québec ne me semblait guère futé ni de taille à faire fortune, et je me disais quâil venait sans doute tenter dâobtenir les faveurs de lâintendant. Je ne me trompais pas. Il les avait déjà grâce à ses amis, dont en particulier Péan.
Ce fut mon ami Huberdeau qui mâinforma de ce quâil en était:
â Tu connais la Friponne? me demanda-t-il.
â La Friponne?
â Tu sais, la maison qui vient dâêtre construite tout près du magasin du roi. On lâa ainsi baptisée. Câest en réalité le magasin de Claverie.
â Mais pourquoi ce nom?
â Parce quâelle est menée par un fripon et quâune femme y a été prise à voler, mais surtout parce que câest une façade et quâelle sert dâentrepôt à toutes les fournitures destinées au magasin du roi.
Jâavais peine à comprendre toutes les manigances qui entouraient ces hommes, à commencer par lâintendant. Huberdeau poursuivit ses révélations:
â La Friponne est en réalité construite en partie sur un terrain appartenant au roi. Je suis à peu près certain que, par cette astuce, elle nâa rien coûté à Claverie.
Huberdeau, qui sây entendait beaucoup mieux que moi en ce genre dâaffaires, me précisa que depuis lâapparition de cette maison, les marchands de Québec ne pouvaient plus vendre aucune marchandise au roi.
â Seul Claverie peut le faire. Je pense quâil est de mèche avec lâintendant. Chaque année, Bigot dresse la liste des marchandises dont le roi a besoin au pays. Je pense quâil en diminue le nombre, de telle sorte que les magasins du roi en manquent. Les marchandises manquantes, Claverie les a et il les revend deux et trois fois leur prix au roi. Bien plus: je suis persuadé que les mêmes marchandises sont vendues plusieurs fois au roi. Ne te demande pas qui empoche les surplus.
â Où prennent-ils leurs marchandises?
â Ils les font venir de France sur les bateaux du roi.
â Qui les leur fournit?
â Ãa, je ne le saurais dire, mais je ne serais point étonné dâapprendre un jour que Bigot a des parts dans une société en France et quâil achète ces marchandises à cette sociétéâ¦
Jusque-là , je nâavais jamais pu me faire une idée de ce que pouvait empocher Bigot et ses bras droits. Ils sâarrangeaient toujours pour ne rien faire paraître par écrit. Les ententes avec les marchands étaient verbales. Mais on nous annonçait lâarrivée prochaine dâun nouveau gouverneur et le ministre Moras, en France, insistait de plus en plus afin dâobtenir des rapports détaillés de lâadministration du pays. Lâintendant sâaperçut quâil allait devoir bientôt rendre des comptes. De plus en plus nerveux, ses amis se sentirent tout à coup bien mal à leur aise. Quand le navire commence à couler, les rats lâévacuent en premier. Ce fut ce qui se passa
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