Le mouton noir
avec les amis de lâintendant. Bréard, en particulier, me semblait de plus en plus désemparé. Il venait presque tous les jours au palais. Le secrétaire Deschenaux, qui se montrait plein de sollicitude pour ces hommes et qui leur aurait volontiers léché les bottes, lui demanda un jour:
â Monsieur Bréard, vous me semblez bien mal en pointâ¦
â Ah! Si vous saviez comme je suis malade! Lâair de ce pays ne me convient point. Il me faudra repasser en France avant longtemps, sinon jây laisserai ma peau.
â Monsieur lâintendant appuiera volontiers votre rappel.
â Je nâen doute point, mais peut-être sera-t-il trop tard. Il faut des mois en ce pays avant de recevoir une réponse de la mère patrie. Mon état ne souffrira pas une telle attente.
Il faut croire que Bigot nâétait pas trop pressé de se défaire de ses services, parce quâon revit régulièrement Bréard en pèlerinage au palais pour supplier son ami de le laisser partir. Bigot était pris entre lâarbre et lâécorce; il avait une grave décision à prendre. Il lui fallait remplacer le contrôleur par un nouvel homme de confiance. Il jeta son dévolu sur son ami Martel comme contrôleur intérimaire, tout simplement parce quâil se fit remplacer par Varin, le temps de se rendre lui-même se faire voir en France.
Chapitre 49
Le retour de Bigot
Il nâest que de causer avec les gens pour se rendre compte à quel point nous sommes impuissants devant ceux qui nous dirigent. Tout le monde se plaignait, mais personne nâavait vraiment les moyens de changer quelque chose. Je voyais bien que nos dirigeants se servaient de leur situation pour sâenrichir. Ce qui mâétonnait le plus, câétait quâils le faisaient impunément.
Lâintendant étant passé en France en 1754, mon ami Huberdeau me dit:
â De deux choses lâune: ou il y va pour se disculper aux yeux du roi, ou il y va pour obtenir des faveurs.
â Je crois que là -bas, en haut lieu, certains se rendent compte que son administration laisse à désirer. Il devait sans doute sentir la soupe chaude.
â Peux-tu justifier ce que tu dis? demanda Huberdeau.
â Justement non. Mais si moi, qui ne suis quâun simple commis aux écritures, jâen suis venu à le soupçonner dâêtre derrière toutes les malversations qui se passent au pays, jâimagine quâen France, le ministre et ses assistants doivent bien se rendre compte que tout ne tourne pas rond en Nouvelle-France. Aussi, sans doute devait-il aller se justifier devant ses pairs.
â Il est vrai que certains lui reprochent amèrement sa conduite.
â En effet, dis-je, jâai pu mâen faire une idée à la lecture dâune lettre que le ministre lui a fait parvenir.
â Par contre, dâautres le louangent outrageusement.
â Tu as tout à fait raison. Je viens de mâen rendre compte lorsque, tout à fait par hasard, jâai mis la main sur un bout de lettre écrite par le sieur Gaultier, son médecin.
â Vraiment? Et que disait-il?
â Quâil est sûrement un des meilleurs intendants du roi. Quâil est juste, extrêmement zélé pour le service du roi et de lâÃtat. Quâil a un esprit vif et pénétrant, en un mot, quâil est aussi propre à être premier ministre quâintendant. On peut dire quâil a toutes les plus éminentes qualités quâon puisse souhaiter retrouver chez un grand homme.
â En voilà un, fit remarquer Huberdeau, qui doit être en quête de quelques faveurs. Tu sais que lâintendant fait la traversée en bonne compagnie, puisque son ami Péan et la belle Angélique, qui ont sans doute ramassé suffisamment de sous pour vivre à Paris, vont sây établir.
â Il ne pouvait certainement pas faire ce voyage sans la compagnie de sa maîtresseâ¦
Bigot passa quelques mois en France et nous revint précipitamment, toujours en compagnie de Péan et de la belle Angélique. Quâavait-il fait en France? Je lâignorais, mais son retour précédait de quelques jours lâarrivée de plusieurs milliers de soldats, ce qui laissait présager lâétat de danger grandissant qui guettait notre pays.
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