Le mouton noir
Câétait dâailleurs afin de préparer leur venue que Bigot revenait en vitesse de France sur une frégate. Mais jâappris bien vite quâune autre raison lâavait forcé à se dépêcher dâêtre à Québec: on y attendait en effet lâarrivée du nouveau gouverneur, le sieur Rigaud de Vaudreuil. Bigot le reçut en même temps quâil accueillait à sa table les officiers nouvellement arrivés. Ce fut, au dire de Justine, une soirée grandiose et mémorable où les dirigeants du pays sâempiffrèrent à qui mieux mieux. Dès cette première soirée, me raconta Justine, le feu sâalluma entre le nouveau gouverneur et lâintendant.
â Vous êtes le bienvenu dans nos murs, dit lâintendant. Ils seront désormais les vôtres.
Le sieur de Vaudreuil répondit dâun ton mesuré:
â Pourvu quâil en reste toujours quelques-uns debout.
Sa réflexion laissait entendre que le nouveau gouverneur avait lâintention de mettre de lâordre dans la cabane. Jusque-là , Bigot avait fait un peu tout ce quâil voulait. Vaudreuil semblait déjà informé des abus de lâintendant, car son premier geste fut dâabolir la Société du Canada. En apprenant la chose, le secrétaire Deschenaux, à lâencontre de ses habitudes, rouspéta ouvertement. Je lâentendis dire:
â Quelle stupidité de dissoudre une société si utile au pays!
Comme jâignorais ce quâelle était, une fois de plus jâeus recours aux lumières de mon ami Huberdeau. Comme négociant, il devait être informé du rôle de cette société. Je ne mâétais pas trompé, car il satisfit ma curiosité:
â Il nây a pas un négociant de ce pays qui ne se réjouit pas de la dissolution de la Société du Canada. Elle avait pour directeurs Bigot, Bréard et Gradis.
Le lendemain, la bande à Bigot arriva à la dérobée au palais. Jâétais bien placé pour les voir, car il leur fallait passer par nos appartements pour rejoindre ceux de lâintendant. Ils avaient la mine basse. Jâétais certain quâils allaient réagir, à commencer par Bigot, qui détenait le pouvoir dâordonner. Il ne manqua pas de le faire. Nous, du secrétariat, fûmes les premiers à lâapprendre. Deschenaux, qui les appuyait, nous réunit pour nous donner des instructions:
â Nous avons à produire, le plus tôt et le mieux quâon le pourra, des affiches dâune importance majeure.
Il sâagissait en fait de sâassurer que les ordonnances de lâintendant soient reproduites en nombre suffisant pour être affichées à la porte de toutes les églises. Une première ordonnance tomba. Sous prétexte que le pays était en guerre, Bigot interdisait aux marchands de Québec de vendre des provisions aux équipages des navires de France.
Quand mon ami Huberdeau vit paraître cette ordonnance, il me dit:
â Ce nâest là que le début de son offensive. Il va certainement aller plus loin.
â Pourquoi?
â Il a besoin dâautres moyens que sa société frauduleuse pour continuer à faire sa fortune. Le gouverneur nâa pas été long à se rendre compte de son trafic avec Bréard et Gradis.
â Qui est Gradis?
â Un des gros marchands juifs de Bordeaux. Bigot et lui sont comme les deux doigts de la même main. Ajoute-leur Bréard, Cadet et Péan, et tu as la main entière pour vider tes goussets.
Huberdeau avait raison, car après avoir laissé filer quelques mois, Bigot fit sceller tous les bluteaux de la Pointe-de-Lévis jusquâà Kamouraska ainsi quâà lâîle dâOrléans et la Côte-de-Beaupré. Seulement deux moulins ne furent pas touchés, ceux de Péan et de Cadet. Seuls ces deux-là pouvaient continuer à produire de la farine.
Lâordonnance était à peine décrétée quâon vit paraître au palais la Sultane et son mari. Angélique et Péan exultaient. Une réunion secrète se tint chez lâintendant.
â Ils sont à faire le partage de leurs profits anticipés, grogna Hubert, le premier des serviteurs.
â La Sultane va coucher ici ce soir, insinua une des femmes de chambre.
â Câest
Weitere Kostenlose Bücher