Le mouton noir
refit et dit au commissaire que le billet à ordre quâil lui donnait dépassait de quatre mille livres le montant de la facture.â Le commissaire partit dâun grand rire et dit: âEmpresse-toi, mon cher Dufy, dâempocher le tout sans mot dire.â Dufy sâindigna: âJe suis un honnête homme, moi, et je ne trempe point dans ces eaux troubles.â
â Est-ce quâil a touché la somme en question?
â Au dire du juge, il ne pouvait faire autrement. Toutefois, il est allé porter les quatre mille livres supplémentaires sur le bureau de Varin et lui a dit de les donner aux pauvres.
â Varin lâa-t-il fait?
â Monsieur le juge ne le savait pas, mais il était persuadé que Varin a glissé le tout dans ses goussets.
Justine me confia ensuite quâaprès que les autres se furent retirées, Annabelle, avec qui elle a bonne amitié, lui dit: «Ce nâest pas tout ce que jâai appris sur cet homme.» «Vraiment?» dit Justine. Annabelle lui assura que le commissaire Varin était un homme irascible qui ne contrôlait pas ses humeurs. Il faisait de si grandes colères parfois quâil en avait la fièvre et devait se mettre au lit. Il avait aussi des querelles avec des officiers pour des questions de salaires ou de remboursements de dépenses. Il ne démordait pas de ses idées, si bien que plusieurs disaient, ce qui le rendait encore plus furieux, quâils allaient régler leur affaire avec lâintendant.
Justine me dit encore quâAnnabelle lui avait raconté une anecdote qui mâa bien fait rire.
â Nos gens ne sont pas si sots que ce Varin le croit. Il est, paraît-il, avec ses amis Martel et Despins, en société pour le commerce de toutes les fournitures des magasins du roi. Il détient lâexclusivité du commerce du bois de chauffage. Aussi sâest-il avisé de faire couper cinq cents cordes de bois sur une terre du sieur de Beaujeu, coupant lâherbe sous le pied des habitants. Se montrant encore plus odieux, il a fait prévenir les habitants que sâils venaient lui vendre du bois de moins de quatre pieds de longueur, il le confisquerait. Il paye quatre livres pour une corde de bois quâil revend neuf livres. Mais les habitants se sont bien vengés de lui: quand il a voulu faire traîner ses cinq cents cordes de bois jusquâà Montréal, les charretiers sây sont tous refusés. Quant au bois de moins de quatre pieds, les gens en ont fait du charbon, si bien quâà Montréal, en raison de lâentêtement de ce Varin, il est plus difficile de se procurer une corde de bois que dix bouteilles de vin!
Je notai précieusement tout ce que je venais dâapprendre au sujet de Varin.
Chapitre 46
Construction de deux navires
Il mâarrivait parfois, quand jâen avais le temps, de me retrouver le long du fleuve, là où bon nombre dâouvriers sâaffairaient à la construction des vaisseaux du roi. Jâaimais les voir habilement construire à partir de rien les plus beaux des navires. Il y en avait justement deux en chantier. Un midi, jây croisai nul autre que le sieur Dufau, le contremaître du chantier que jâavais connu quelque temps plus tôt à lâauberge du Chat noir, car il mâarrivait dâaller y boire un verre. Il se montra fort heureux de notre rencontre. Je lui demandai si ces deux nouveaux vaisseaux étaient bien construits pour le roi. Après avoir jeté un coup dâÅil par-dessus son épaule, lâair méfiant, il me répondit:
â Entre nous, je ne suis pas assuré que ce soit pour le roi.
â Pour qui donc, alors?
Me désignant une pile de bois de mâture, il mây entraîna et nous nous y assîmes.
â Deux messieurs, commença-t-il, que je ne connaissais point et qui sont depuis repassés en France, sont venus me voir, munis dâun pli de lâintendant me disant quâils étaient des envoyés du roi et me priant de les accommoder au sujet de deux vaisseaux que Sa Majesté désirait faire construire sur ses chantiers. Ils mâen ont donné les plans, puis ont fait venir le secrétaire Deschenaux, porteur dâun contrat de construction en bonne et due forme.
â Nâas-tu pas trouvé cette façon de faire un peu particulière?
â Non
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