Le mouton noir
pas, parce que ces messieurs étaient porteurs de lâappui de lâintendant.
â Dâaprès ce que je vois, tu as signé le contrat.
â Jâai signé sans me méfier, mais voilà que depuis le départ de ces messieurs, je reçois du commissaire Bréard ou de son ami Estèbe des ordres dâajouter telle ou telle chose, ou de transformer telle ou telle partie du vaisseau. Ces deux messieurs, qui sont comme cul et chemise, ne laissent guère filer une journée sans venir sâassurer que les travaux avancent à leur guise.
â Crois-tu quâils y ont des parts?
â Câest ce que je pense de plus en plus. Je me demande si, avec la complicité de lâintendant, ils nâen profitent pas pour se faire construire deux vaisseaux en se servant gratuitement dans la réserve de bois prévue pour les vaisseaux du roi.
â En es-tu certain? Bréard et Estèbe nâauraient pas lâaudace de se faire construire deux vaisseaux en se servant du bois et de lâargent du roi!
â Il ne faut jurer de rien. Mais quant à moi, je fais mon travail, je ne regarde pas à la couleur de lâargent, pourvu que ça me permette de mettre du pain sur ma table.
Mon ami sâarrêta sur ces mots pour fumer une bonne pipe. Jâallais le quitter quand je lui demandai:
â Tu as bien encore copie du contrat que tâont fait signer les deux messieurs de France?
â Je lâai. Voudrais-tu le voir?
â Ãa mâintéresserait.
Voilà comment je pus jeter un coup dâÅil sur ce contrat et comment jây reconnus tout de suite lâécriture de Deschenaux. Je mâempressai dâaller relever les signatures. Jây lus celle de mon ami, celle de lâintendant et celles des deux représentants du roi, un qui se nommait Jacques Desbrérat et lâautre Godefroi Guillaumain. Quant à la signature du notaire qui était censé avoir rédigé le contrat en France, elle était illisible. Quand je rapportai le tout à Justine, elle se montra tout de suite intéressée par les noms de Desbrérat et Guillaumain. Les femmes ont des intuitions que nous nâavons point. Justine aime beaucoup démembrer les mots pour en refaire dâautres. Ce fut ce quâelle fit du nom de Desbrérat. Elle me revint soudain triomphante.
â Clément, tu ne devineras jamais ce que je viens de découvrir!
â Quoi donc, ma mie?
â Si on reprend les lettres du nom Desbrérat, on peut y trouver ceux de Bréard et dâEstèbe.
Mais je fus encore plus impressionné quand elle me demanda:
â Cet Estèbe sâappelle bien Guillaume?
â Tout juste!
â Et Bréard?
â Jacques-Michel, si jâai bonne mémoire.
â Eh bien! On retrouve dans Charles Guillaumain, Michel et Guillaume!
Chapitre 47
Les bals de lâintendant
Plus les jours passaient, plus me venaient, par toutes sortes de voies, des indices que ces messieurs profitaient largement de leur situation pour remplir leurs goussets. Mais je nâétais pas capable de le prouver et je nâavais encore rien vu.
Nos compères Bréard et Estèbe se servirent de leurs deux vaisseaux pour leur commerce. à lâévidence, ils agissaient de connivence avec lâintendant, mais ils nâétaient pas les seuls. Un autre triste sire fit soudain son apparition dans le décor, Joseph-Michel Cadet, qui avait obtenu de lâintendant lâexclusivité sur la viande de boucherie.
Comment des individus de cette espèce, partis de rien, étaient-ils parvenus à des postes aussi élevés? Cadet était lâun dâentre eux. En peu de temps, il devint le munitionnaire général de la Nouvelle-France. Il fallait, jâen étais persuadé, que lâintendant soit de mèche avec eux. Nous nâavions, pour nous en convaincre, quâà observer le train de vie de cet homme. Ce nâétait certes pas avec son argent quâil payait les bals donnés presque chaque jour avant le carême. Justine était bien placée pour mâen décrire les fastes:
â Clément, tu devrais voir la vaisselle dâor et dâargent que nous disposons chaque soir sur les tables de ces dames et de ces messieurs. Je te le dis, je nâai jamais rien vu de si somptueux! Et
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