Le nazisme en questions
l’évolution du monde contemporain, en termes qui n’excluent pas l’analyse, mais dans un contexte unique.
De génération en génération, le groupe majoritaire a projeté sur les Juifs certaines de ses craintes. Dans la plupart des cas, ces mécanismes projectifs, d’origine sociale et culturelle, se sont développés de façon relativement bénigne. Chez une minorité cependant, l’attitude antijuive est devenue un exutoire pour l’expression de désordres émotionnels profonds.
Dans les périodes relativement calmes, l’ampleur des obsessions des antisémites extrêmes trouve peu d’écho hors d’un groupe restreint ; mais en temps de crise sociale profonde, la régression émotionnelle à laquelle les masses sont en proie de même que le relâchement des mécanismes de contrôle rationnel ouvrent un vaste champ d’influence à une telle minorité. C’est la toile de fond sur laquelle se propagea l’antisémitisme extrême dans la société allemande d’après la Grande Guerre, le terrain propice à l’éclosion des obsessions de Hitler. Mais cette analyse très générale, certes éclairante sur le contexte de la montée de l’antisémitisme nazi, ne définit pas cette forme spécifique de haine du Juif, non plus qu’elle n’explique le rapport possible entre pathologie et bureaucratie – c’est-à-dire entre les obsessions antisémites d’un groupe dirigeant et leur expression pratique dans le vaste cadre organisationnel de la Solution finale.
Dans le mythe hitlérien du Juif, on retrouve, à des niveaux différents, les deux composantes fondamentales de toute mythologie sur le thème juif, depuis le haut Moyen Âge en tout cas : la force maléfique et l’être impur, deux éléments qui semblent aller de pair dans la caractérisation de groupes marginaux parmi les sociétésles plus diverses. Chez Hitler, ces caractéristiques générales apparaissent sous forme concrète à trois niveaux distincts.
Tout d’abord, une conception quasi métaphysique du Juif qui l’érige en principe cosmique du Mal. Cette déviation manifeste de tendances religieuses extrêmes de l’antisémitisme ressort clairement des entretiens de Hitler avec Dietrich Eckart et de certains passages de Mein Kampf (« Si le Juif l’emporte, sa couronne sera la couronne mortuaire de toute l’humanité »). C’est à ce niveau, surtout, que Hitler intègre les divers récits ayant trait à la volonté des Juifs de dominer le monde : Les Protocoles des Sages de Sion , ce texte de l’antisémitisme moderne, dont l’authenticité ne fait pour Hitler aucun doute, permettent de constater et de prévoir les méfaits du « principe » juif du Mal, sur le plan politique.
Des preuves de cette action universelle des Juifs apparaissent également au niveau suivant, auquel nous retrouvons une version extrémiste de la classique théorie des races : dressés contre les races génératrices de culture, les Juifs forment une race culturellement destructrice qui, au cours de l’histoire, a tenté d’anéantir les efforts créateurs des races supérieures. Et maintenant, par le biais de la pollution raciale, de l’internationalisme, de la démocratie, du marxisme et du pacifisme, ils visent à la domination mondiale.
Enfin – et c’est là peut-être l’aspect le plus important du mythe –, les nazis considèrent le Juif comme un bacille, éventuel foyer d’une infection fatale. Cette approche bactériologique ne doit pas être confondue avec l’approche purement raciale. C’est avant tout à travers l’expression spontanée que se révèle cette image duJuif, mais aussi dans les pratiques et les rites d’extermination. Lors de son discours prononcé le 4 octobre 1943, à l’occasion d’une réunion de chefs militaires SS, Himmler parle des Russes en référence à un contexte racial et des Juifs en référence à un contexte bactériologique. Les Russes sont semblables à des animaux, mais les Juifs sont des bacilles à éliminer à tout prix et cela, précise Himmler, de telle façon que ceux qui seraient engagés dans cette tâche ne soient pas contaminés : « Nous ne voulons pas, dans le processus d’élimination d’un bacille, être contaminés, tomber malades et mourir aussi. »
Comment la distinction entre les trois niveaux du mythe permet-elle donc d’insérer la dimension pathologique dans le contexte de la politique d’extermination nazie et, plus précisément, d’établir un
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