Le neuvième cercle
mais une louche ! »
— Je ne peux passer sous silence un incident amusant, qui s’est déroulé autour du bac qui était installé à proximité du réseau de barbelés, juste sous un haut mirador dans lequel se tenait, en permanence, un Posten armé d’une mitrailleuse. Comme ce Posten, S.S. ou parfois simple soldat de l’armée, ne se manifestait jamais et en somme s’intéressait fort peu à notre travail, nous l’avions totalement oublié et ne lui portions aucune attention. Un jour, arrive un nouveau en renfort qui, pour s’incruster au kommando et se faire remarquer, faisait du zèle, cassant nos habitudes de tranquillité et de lenteur. Je l’engueule, en lui demandant de se calmer, de ne pas se fatiguer et se tuer au travail pour ces sales boches et de ne pas se gêner pour faire, comme nous tous, du sabotage à toutes occasions, etc. Tout à coup, j’entends, tombant du ciel, une voix française, gouailleuse, avec l’accent de Paris qui, dans le plus parfait argot me dit :
— « Espèce de c…, ferme un peu ta gueule ; gamberge ce que tu veux, mais le clame pas si fort. Tu as du pot que ce soit moi qui ai entendu. Avec un autre ça aurait pu te coûter très cher. À l’avenir, boucle-la ! »
— J’ai retenu et le discours et la leçon qui venaient du Posten du mirador. Éberlué, je lui demande où il avait si bien appris le français. Il m’apprend que pendant des années, jusqu’en 1939, il avait été garçon dans une brasserie, place Clichy, le Wepler je crois. « Maintenant, on ne se connaît pas. Il est interdit de vous parler et je ne veux pas me retrouver sur le front russe. » Après cette conclusion, il ne s’occupa plus de nous et retourna à ses rêveries sur son perchoir.
— Toutes les occasions pour ne rien faire, ou en faire le moins possible, étaient bonnes et il fallait savoir les saisir. D’ailleurs, l’on avait constaté que, pour ne pas être bousculé et avoir le maximum de tranquillité, il suffisait d’avoir l’air affairé à un travail quelconque. Dans ce cas, les kapos vous laissaient en paix. Cela était vrai partout, même dans les kommandos les plus mauvais. Il fallait vraiment être malchanceux ou manquer de la plus petite audace pour ne pas arriver, au bout d’un certain temps, à se caser et à améliorer sa position. Cela ne veut absolument pas dire que l’on avait une vie heureuse, que l’on était à l’abri d’un mauvais coup, de la faim, du froid, de la maladie, de l’épuisement et, pour finir, du crématoire. Dans cette jungle, même le mieux planqué, occupant un emploi de choix, n’était pas à l’abri du risque. On peut affirmer, au contraire, que celui-là, plus en vue que le camarade perdu et noyé dans la masse, risquait beaucoup plus. Les quelques exemples ci-après le montreront et il dut y en avoir bien d’autres que je n’ai pas connus. Le système « D » français faisait merveille.
— Donc, étant employé à faire du ciment, un jour le Poliert demande deux volontaires pour démolir une vaste fosse d’aisance depuis longtemps inutilisée, vide, propre, bien sèche, sans aucune odeur, afin de pouvoir faire passer sur son emplacement la canalisation de l’égout devant desservir les cuisines et les « pluches » cvi . Reconnaissance faite, avec Robert Jude, on se décide à y aller, nous disant que nous ne serions jamais aussi bien camouflés que là-dedans. Cette fosse profonde d’au moins 2,50 à 3 mètres, large de plus de 2 mètres et longue de 8 à 10, était située sous l’une des rampes d’accès du premier étage du garage, donc à l’abri des vues venant du haut. Très bien dissimulée aussi de tous côtés par une baraque contenant du ciment et de l’outillage, ainsi que par des tas de madriers, de sable et de briques. L’on descend dedans ; on s’installe confortablement, à l’abri du vent froid ; avec une tôle on fait un petit toit nous mettant à l’abri de la pluie ; avec des briques et des planches, on se fabrique des sièges. On casse un peu de ciment, par prudence, pour donner l’impression d’avoir travaillé et, pendant une dizaine de jours, nous avons passé nos heures de « travail » dans notre trou, évoquant des souvenirs, Robert me parlant de sa Bretagne et des Bretons.
— L’endroit n’était peut-être pas idéal, mais tellement tranquille, au milieu de l’agitation qui nous entourait et dont nous avions les échos, que j’en garde un
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