Le neuvième cercle
Maurice Chevalier…
— Ces deux manifestations, de l’avocat et du petit coiffeur juif, étaient peu de chose, cependant dans notre situation c’était formidable. Se rendre compte de cette manière de l’influence et du prestige de notre France, c’était un bel encouragement et une grande fierté.
— Merci monsieur l’avocat, merci mon petit coiffeur !
— Environ toutes les cinq ou six semaines, arrivait à Melk un convoi comptant souvent de mille à mille cinq cents hommes destinés à combler les vides. Mais après l’attentat contre Hitler, en juillet 1944, l’on vit arriver successivement plusieurs convois de quelques centaines d’individus : Allemands, Sarrois, soupçonnés d’avoir sympathisé avec les auteurs du complot. Ils étaient et restaient nazis ; aucune tentative de rapprochement avec eux n’eut de succès. Pour eux, nous étions et restions ce que la propagande avait fait de nous : des bandits, des assassins, des terroristes. Rapidement, ils disparurent. Que sont-ils devenus ?
— Parlons maintenant des Français. En principe, dans leur majorité, à l’exception évidemment de quelques loqueteux au moral et au physique, ils étaient respectés par les autres déportés ; appréciés par les Allemands parce que travailleurs habiles, adroits et intelligents ; pour leur honnêteté aussi, leur dignité et leur tenue (sauf pour se mettre en rang et marcher au pas). Les Russes et les Polonais nous appelaient des « Merde alors ! » ou encore, avec admiration, des « Comme ci, comme ça », parce qu’ils admiraient, en concurrents avisés, notre dextérité à « piquer », souvent sous leur nez et à leur détriment, de la nourriture que nous et eux destinions aux camarades de l’extérieur. C’était, sans arrêt, la petite guerre entre nous tous Français, Russes, Polonais, Espagnols, à ce sujet. En outre, s’ils reconnaissaient nos qualités, les S.S. et les kapos se méfiaient de nous et manifestaient de la crainte et de la méfiance à notre égard. Leur expression à eux, nous concernant, était : « Franzosisch, filous. » Quant aux autres, Latins, Nordiques, Flamands, ils s’accrochaient à nous.
— Il y avait à Melk un kapo particulièrement redouté, c’était « le kapo 100 ». Son matricule 100 indiquait qu’il était là depuis les origines du camp. C’était un assassin tuant journellement pour le plaisir, un pédéraste notoire doublé d’un fou. Nous l’appelions la « Danseuse » ; il était toujours en train de tourner autour de nous quand nous étions alignés, immobiles dans les rassemblements, en sautillant et en tortillant du postérieur. Il frappait sans raison, comme une brute, sur n’importe qui, au hasard. Il y avait quelques jours que nous étions à Melk, rassemblés, en train de subir une des inévitables séances de dressage au commandement. Il fallait se découvrir, se recoiffer, faire des « rechts um – links um – rechts herum »… etc., à droite, à gauche, demi-tour.
— J’avais, près de moi, l’abbé Hervouet, bien calme, appliqué, irréprochable. La Danseuse faisait son numéro habituel ; il passe devant l’abbé et l’étend au sol d’un violent coup de poing au foie. J’ai failli bondir et régler sur-le-champ le compte de ce sinistre personnage. Heureusement la prudence et la raison m’ont retenu ; ce n’était ni le lieu ni le moment.
— Le 8 juillet 1944, à 11 h 40, le camp subit un sévère bombardement. Il y a plusieurs centaines de morts dont pas mal d’Allemands, les bombes ayant fait mouche sur leur casernement. Le bombardement terminé, je me relève indemne, de l’abri où je m’étais jeté en entendant le sifflement caractéristique de la chute des bombes. Emergeant d’entre mes deux tas de sable, je me vois entouré de cadavres déchiquetés et tout à coup dans la fumée et la poussière intenses, je me trouve nez à nez avec le fameux kapo 100, complètement terrorisé. Il était visible que, dans son épouvante, il cherchait une compagnie, une protection. Je tenais encore la pelle de terrassier qui, depuis le matin, me servait de contenance. En une fraction de seconde, j’ai revu toutes les méchancetés de ce cinglé : Hervouet, un petit vieux juif assommé à coups de bâton, le crâne éclaté… etc. Dans un réflexe, ma pelle est partie et, de son tranchant, a à moitié décapité le salopard. J’ai vu sa tête qui basculait sur son épaule
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