Le neuvième cercle
droite, retenue par des lambeaux de chair. Il s’est écroulé sur place… « tué par le bombardement » ! Je ne me suis évidemment pas vanté d’avoir fait le coup. J’étais à la fois satisfait d’avoir détruit ce fou dangereux, mais j’ai eu aussi, et aussitôt, des remords d’avoir ainsi tué cet homme venant vers moi en demandant de l’aide. Ce cas de conscience me tracassait et me rendait malheureux. Aussi peu après, retrouvant le chanoine Sigala, toujours avec sa canne, je lui raconte mon exploit et lui expose mon trouble. Jamais, et par personne, je n’avais été « engueulé » (c’est le mot) de cette façon. Avec son accent savoureux du Périgord, le brave homme me dit que ce ne serait pas une absolution qu’il me donnerait mais une bénédiction ; pas un blâme non plus mais des félicitations avec le conseil de ne pas hésiter à la première occasion à recommencer. Que là était mon devoir ; que nous étions en guerre et même en première ligne et que nous devions éliminer l’ennemi partout où on le trouvait. « En tuant les bêtes venimeuses qui nous entourent, tu sauves la vie à des camarades, à de braves gars, me dit-il. Alors vas-y, n’hésite pas. »
— Il est évident que la disparition de cette terreur a certainement évité bien des souffrances à des camarades et c’est plus que probable, aussi sauvé des vies. Pour ma tranquillité, je me dis également que mon acte n’a pas été prémédité, ma pelle est partie dans un réflexe comme j’aurais eu le réflexe de détruire, à la première occasion, une bête dangereuse. Le coup est parti tout seul, seulement j’y ai mis toute ma force et toute ma haine.
*
* *
— La cvii réputation du kommando d’Amstetten est bonne. Tous les Häftlings en rêvent, c’est le seul kommando dans lequel une soupe supplémentaire est servie à midi : soupe d’ailleurs enviable puisque, chaque jour, pendant au moins quatre ou cinq mois – après ce sera moins bien – nous toucherons un litre de potage épais, avec quelques pommes de terre, quelquefois une douzaine, et le soir, en rentrant à Melk, nous toucherons la soupe de midi que l’on nous aura gardée, plus le casse-croûte. Mais Georg le kapo, grand maître du kommando et distributeur de la soupe, le fameux matricule 1 816, n’aime pas les Français en général et quelques-uns en particulier, dont moi : et bien souvent, avec son sourire en coin, en me servant, il renversera volontairement une partie de la louchée dans la marmite, après avoir soigneusement évité de me servir du « fond »…
— Mon travail à Amstetten sera très varié, presque toujours pénible, à part quelques rares périodes de tranquillité : terrassement surtout, déchargement de wagons de pierres, de billes de bois, rechargement de la route, réfection des voies ferrées, transport de rails, réparations de wagons, clc. Tous travaux menés assez rudement et presque toujours sous la pluie et dans le froid, dans cette vaste plaine du Danube, toujours battue par les vents d’est ou d’ouest, été comme hiver. Tout d’abord, je suis de l’équipe qui construit une route autour du chantier. Nous devons déblayer la terre, creuser le « lit » du chemin avec des pelles qui ne sont pas propres à ce genre de travail. P’tit Louis est avec moi. Il est faible, ne sait pas travailler, n’a aucune méthode. Il faut que je travaille dur pour lui éviter les coups. Il n’empêche que le premier jour, étant un peu en retard, nous recevons tous deux une correction. Mauvais début ! Grande consolation, le 6 juin : les prisonniers de guerre français, passant sur la route, étirent leur colonne et, pour être bien entendus de nous tous, les derniers interpellent les premiers et, grosse émotion, ils échangent entre eux les dernières informations. Et elles concernent le débarquement qui a eu lieu le matin même. Désormais un nouvel espoir naîtra en nous, et nous sommes sûrs de rentrer chez nous avant l’hiver ! Espoir solide au début, vite transformé en cruelle désillusion et refroidi par les nouvelles contradictoires qui circulent sans arrêt par des bobards dus à ceux qui veulent, à tout prix, prendre leurs désirs pour des réalités, ou tout simplement à la perfide propagande ennemie. Douche écossaise sans cesse renouvelée, qui sape le moral, abat les volontés et tue les hommes plus sûrement que la maladie.
— Notre chantier s’étend et
Weitere Kostenlose Bücher