Le neuvième cercle
crevés au travail, s’en allant chaque jour un peu plus vers la mort, sous ce ciel pourri, dans cette boue dont on ne peut décoller la pelle.
— Je me souviens avoir eu une bonne journée, le 15 août, bonne par la nouvelle dose d’espoir qu’elle nous apporta. Je grattais la terre au pied d’un mirador lorsque j’entendis un léger sifflement. J’étais seul à 50 mètres à la ronde. Le sifflement continuant, je levai les yeux et aperçus le « post » dans le mirador, un Autrichien, de cinquante ans environ, aux clairs yeux bleus et à la moustache blonde, sans bouger, à voix presque basse il me dit : « Arbeit, Arbeit. Radio invasion Toulon. Amerikanische, Gut ! Gut ! » Ce jargon était suffisamment explicite pour que je m’en contente. Je le remerciai, chargeai ma brouette et fis le tour du kommando en propageant la bonne nouvelle !
— La journée de travail est courte à Amstetten, car nous sommes tributaires du train. C’est encore un des avantages de ce kommando. On n’arrive qu’à 8 heures sur le chantier, le travail commence un quart d’heure plus tard. À midi, le travail est interrompu pour la soupe, jusqu’à une heure. À 4 heures et demie on débraye, à 5 heures nous sommes à la gare. Le train du matin nous reprend, le train régulier qui doit aller, je suppose, au moins de Linz à Vienne, s’il ne vient pas d’au-delà. Au début, nous ne sommes que soixante-quinze en kommando, et un wagon de deuxième classe nous est réservé. Nous y sommes un peu serrés car il n’est prévu que pour soixante places, mais on s’y case quand même. Une heure de voyage le matin, autant le soir, permet au corps de se reposer un peu dans cette activité, jamais ralentie, dans cette vie où le forçat, presque toujours à la verticale, est sans cesse harcelé, jamais tranquille, même quand il dort. Et c’est le retour le long du Danube, beau, large, majestueux, aux berges riantes : Blindenmarkt, Hubertendorf, Ibbs-Kemelbach, Krunnusbaumm, Pöchlarn, Melk. Je me souviens du nom de toutes les stations, coquettes avec leurs auberges accueillantes, aux charmilles désertes alors, mais que l’on imaginait volontiers pleines de musique et de gaieté, calme et doux mirage de la vie que nous ne connaissons plus mais qui nous donne encore une raison d’espérer.
Je me souviens, juste avant la dernière courbe de la voie, à l’arrivée à Melk, de cette petite chapelle, minuscule, avec sa peinture murale extérieure représentant l’image universellement connue de saint Christophe, et que nous regardions chaque jour avec tendresse. Melk apparaissait ensuite, avec son admirable abbaye accrochée sur son éperon rocheux comme en équilibre au-dessus du fleuve où elle se reflète.
Mais à droite, là-haut sur la colline, la caserne entourée de ses barbelés et de ses miradors, brillant de mille feux dans les soirées d’hiver. Le camp, avec ses nouvelles misères qui nous y attendent. Il nous faut encore l’atteindre. Le train nous laisse, emportant ses voyageurs, ces Autrichiens et Autrichiennes qui nous regardent, en général, avec compassion. Les habitués nous font quelquefois de discrets signes de sympathie. Ceux qui nous voient pour la première fois dans nos carnavalesques uniformes ont, manifestement, un mouvement de commisération. Il est un fait que, à part quelques rares éléments, les Autrichiens ne furent pas hostiles, simple et maigre compensation, à nos misères et aux brutalités que d’autres nous infligent, certains civils compris, pendant les heures de travail.
— La montée au camp est dure, chaque jour un véritable Golgotha. Les routes autrichiennes sont de simples chemins empierrés, où les ornières et les « nids de poules » sont profonds. Par temps sec, nos pieds lourds de fatigue et d’œdème déplacent des nuages de poussière. Par mauvais temps, nous pataugeons dans une boue épaisse où nos misérables chaussures laissent, de temps en temps, une semelle. En hiver, la neige battue et tassée par les sept mille hommes qui empruntent la route deux fois par jour devient vite une glace épaisse, une patinoire, un verglas sur lequel nous glissons parfois, entraînant avec nous tous les camarades de la rangée, jouant aux quilles éventuellement avec d’autres rangées. Car la marche à l’extérieur du camp se fait par cinq « fünf Zu fünf », et les hommes de chaque rangée doivent se donner le bras, comme à la noce. Impossible alors
Weitere Kostenlose Bücher