Le neuvième cercle
très inquiet, Gironde répond : « Ce sont des goupilles. » Sans chercher plus loin à quel usage elles étaient destinées, La Goupille, puisque le surnom lui est resté, se vit à nouveau complimenté et gratifié d’un fond de paquet de cigarettes.
— L’on voyait beaucoup de camarades devant un petit trou qu’ils avaient commencé à creuser, attendre la fin de la journée appuyés sur leur outil, tout en surveillant les environs. Surtout, il ne fallait pas se risquer à s’asseoir car, vu dans cette position, l’on était certain de recevoir un matraquage sévère. Discutant de cela un jour, un de nous répondant aux lamentations découragées concernant notre situation et l’obligation idiote de ne pouvoir, ne serait-ce qu’un instant, se reposer pour reprendre des forces, fait cette remarque : « Oh ! les gars, nous ne devrions pas nous plaindre, les Chleuhs ne sont pas aussi mauvais qu’on le dit ; entre nous, s’ils ne nous donnaient pas de pelles ou de pioches, sur quoi pourrions-nous nous appuyer ? » De telles plaisanteries amusaient, faisaient sourire et remontaient le moral. On voyait aussi certains qui promenaient, à toute petite allure, une brouette contenant quelques briques ; les mêmes mises dans la brouette le matin y étaient encore le soir.
— J’insiste en répétant que ce que j’évoque ici c’est ce que j’ai vu, autour de moi, au Lagerkommando. L’ambiance n’était pas la même dans les kommandos extérieurs où les conditions étaient épouvantables. J’insiste encore sur le fait que seulement une toute petite minorité, peut-être deux cents ou trois cents d’entre nous, sur plusieurs milliers, ceux travaillant dans le camp et quelques débrouillards un peu partout, ont pu bénéficier d’une relative tranquillité.
Au Lagerkommando, les kapos eux-mêmes n’étaient pas, dans leur totalité, bien redoutables. Il en était de même dans quelques autres équipes quand elles étaient commandées par des gens intelligents et civilisés.
— Du temps où nous étions occupés à « touiller » le ciment dans le bac, l’ingénieur méchant et hargneux, dans l’espoir d’activer notre rendement et de voir les travaux en cours progresser à plus vive allure, eut la malencontreuse idée de faire venir une petite bétonneuse munie d’un moteur à essence. Ça ne faisait pas notre affaire, car cet engin était gourmand ; il fallait sans arrêt, et très vite, le remplir de sable, de sacs de ciment, d’eau, et il devenait impossible d’utiliser la terre végétale à la place du sable. Obligation pour nous d’aller le chercher dans le fameux trou, en tirant ce diabolique tombereau. Entre deux tours, le sable déjà sur place était absorbé. Cela ne pouvait pas durer. La solution était simple, il fallait seulement y penser. En douce, je mets un fil du moteur à la masse et la bétonneuse devient muette. Amusés et réjouis, nous assistons aux efforts des kapos, des S.S., tournant la manivelle de mise en route avec fureur, sans résultat. L’ingénieur arrive sur ces entrefaites. Le voyant venir de loin, discrètement, je remets le fil en place, mais aussi, donnant quelques tours de vis, je règle l’avance au maximum. Après des palabres, des hurlements, nous avoir traités de « Dummensch, de Unbrauchbar » (idiots, incapables) et j’en passe, il se rue vers la bétonneuse et veut nous montrer ses capacités. Ça ne rate pas, un vigoureux tour de manivelle lui fait une entorse du poignet. Vexé, honteux, confus, il disparaît. À mon tour je me rapproche, fais celui qui examine le moteur, y tripote un peu et ayant tout remis en ordre, je lance le moteur qui démarre au quart de tour. Admiratifs, on me félicite en me demandant si j’étais « spézialist ». Je confirme et cela fut le premier des événements ayant contribué à me faire considérer et à établir ma future position dans le camp. Dès que le rythme du travail imposé par la bétonneuse devenait trop pénible, elle retombait immédiatement en panne et l’on me cherchait pour « ausbessern » (réparer). Mais j’étais toujours dans ce cas-là difficile à trouver, étant « occupé » à un travail loin du chantier-ciment, ce qui donnait, avec la durée de la réparation, un bon moment aux camarades pour souffler.
— Au début. Melk fut constitué d’une majorité de Français (notre convoi partit le 6 avril 1944 de Compiègne), complété de beaucoup de Russes,
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