Le neuvième cercle
perpendiculairement l’une sur l’autre, nous bavardons ou plaisantons, ou nous y dormons. Notre plaisir de voir cette forme active de la guerre, à laquelle nous sommes maintenant directement mêlés, est activé par la couardise de nos gardes-chiourme. Ainsi, je me rappelle le jour où des mitraillages, par avion, sont particulièrement nourris : je me sens saisi par les jambes et je vois un soldat tremblant de peur, à mes pieds, où il semble chercher une illusoire protection…
— Je retourne à l’usine de Roggensdorff. Le chantier que j’ai quitté il y a neuf mois est méconnaissable : sept tunnels de plusieurs centaines de mètres de long s’enfoncent perpendiculairement dans la colline, reliés entre eux par un réseau de galeries transversales où les machines tournent à plein rendement, servies par des centaines d’ouvriers civils et quelques prisonniers français. Sans cesse, les marteaux piqueurs creusent de nouvelles galeries aussitôt coffrées et bétonnées. De forme ogivale, elles doivent recevoir un système de poutrelles horizontales sur lesquelles est ensuite posé un plafond où courent fils électriques et tuyauteries. C’est le travail du kommando « Lopur » dirigé par Henri Blanchard, le meilleur et le plus humain des kapos, qui a payé si souvent, de magistrales corrections, sa mansuétude et son manque de dureté à l’égard du matériel humain qui lui est confié : vingt-cinq hommes au total. Blanchard a choisi, pour cela, hors quelques camarades communs comme moi, des « Häftling » fatigués, pratiquement incapables de travailler, mais que précisément il ménage. Aussi le rendement du kommando est-il piètre. Nous sommes sur des échafaudages à 2 mètres du sol et nous perçons des trous dans le béton. L’installation électrique est provisoire et précaire et, de temps en temps, au moins une fois par jour, dans un coin écarté, un « maladroit » très opportun crée une panne d’une heure ou deux qui nous permet de nous reposer dans l’obscurité. Il fait bon dans ces galeries où la température est toujours de 14°, hiver comme été ! Et l’Elektriker Armand Caminade se trouve justement loin de là et ne vient effectuer la réparation que très tard. Les autres électriciens sont aussi des Français et ils ne sont jamais pressés (je garde de ce kommando un excellent souvenir, toutes proportions gardées. Il correspond à une période où je ne fus jamais frappé, où je travaillais sans grandes dépenses physiques et où les distributions de soupes étaient faites régulièrement, avec la plus grande impartialité, par Blanchard). Et puis, dans l’usine, est-on au moins à l’abri toute la journée et peut-on se sécher un peu, si l’attente sur le quai s’est faite sous la pluie.
— S’il fait beau, nous avons toujours la ressource des petites corvées, peu fatigantes, qui nous permettent de respirer l’air pur pendant une demi-heure. Régulièrement, je suis de corvée de soupe ou de transport des poubelles dont nous avons toujours un stock à l’intérieur, pour nous donner l’excuse d’une promenade à l’extérieur.
— À partir du printemps, la perturbation apportée par la guerre dans la circulation ferroviaire est telle que les services des gares de Melk ou Loosdorf se révèlent incapables même de lancer notre train sur la ligne pour un voyage où il ne l’occupe qu’un quart d’heure. Car la ligne est encombrée, et combien ! par les trains de réfugiés les plus hallucinants ; bourrés à craquer, composés d’archaïques wagons semblant sortis d’une opérette viennoise, crevés, sans vitres, peinture passée, circulant sens de l’est vers l’ouest. Souvent même, ce ne sont que de simples plates-formes ou des « tombereaux » à charbon dans lesquels sont entassés des familles entières avec leurs ballots multicolores : navrante et pitoyable image de la guerre peut-être, mais nous sommes endurcis et nos misères personnelles nous interdisent toute émotion autre que de joie.
— Des trains militaires aussi se succèdent, descendant de l’est plus qu’ils n’y montent. Une sorte d’anarchie en quelque sorte, un fouillis dans lequel il est difficile de placer notre train. Aussi attendons-nous souvent le soir, une heure voire deux, debout sur nos quais de bois, en rangs serrés par cinq. Et c’est harassés par cette station debout prolongée, après une dure journée de travail, que nous
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