Le neuvième cercle
rage. Impuissants, nous ne pouvons marquer notre désapprobation qu’en tournant un peu la tête de l’autre côté. Les Posten, dans l’ensemble, sont assez dégoûtés. Tout à l’heure, dans le train, l’un d’entre eux donnera la moitié d’une boule de pain au plus jeune d’entre nous, un Juif hongrois.
— La relève est arrivée. C’est l’équipe d’après-midi. Elle nous confirme la nouvelle : oui, ce soir, ce sera bien la soupe sucrée.
— Maintenant, Houli est calmé : il marche, la casquette relevée ; il est un peu fatigué. Il a envie de se changer les idées, aussi demande-t-il qu’on lui chante quelque chose. Nous n’aimons pas beaucoup chanter sur commande et les premières chansons que les kapos entonnent ne sont guère appuyées. La troisième est la marche des bataillons d’Afrique ; nous nous y mettons tous, pour nous changer les idées, nous aussi.
— À l’arrivée au camp, c’est la fouille. Heureusement que je n’ai pas de morceau de caoutchouc pour mon ami l’Espagnol, sans cela j’aurais pu avoir chaud. Je glisse la lame de scie qui me sert de couteau dans une fente aménagée dans le bas de ma veste et je passe sans encombre après avoir jeté des clous, de la ficelle, des chiffons qui me servent de mouchoirs. Tout ça c’est interdit.
— Carette me fait remarquer qu’il y a trois de nos camarades au « piquet » en face des barbelés électrifiés. Qu’ont-ils fait ? Nous essayerons de le savoir ce soir.
— Maintenant, nous sommes relativement libres à l’intérieur du camp.
— Je me dirige vers la cabane des électriciens. Peut-être ont-ils eu un bouteillon et en feront-ils la distribution ? Mais mon ami Noël m’annonce que non, et ce soir il ne pourra rien pour moi. Nous échangeons quelques nouvelles et je vais voir l’Espagnol Albala qui me dit de repasser après l’appel. J’en profite pour regagner le block où ma chambre est en grand remue-ménage. Le chef de block est là, en tricot rouge ; il déblatère en allemand. Il rouspète violemment parce que les lits ne sont pas suffisamment bien faits, il nous interdit de nous coucher tant qu’il ne sera pas satisfait de l’aspect de notre chambre. Je profite du désordre pour aller me laver aux lavabos de la cuisine, où il y a toujours de l’eau, à 200 mètres de l’autre côté du camp. L’appel sonne. Cela durera quarante minutes, debout, au garde-à-vous. Le S.S. commandant du camp a fait chercher une chaise et il a administré vingt-cinq coups de schlague à deux pauvres types qui ont « gueulé » lamentablement ; le troisième n’a pas desserré les dents. Ils ont été trouvés porteurs de deux chemises l’une sur l’autre. Quant aux trois qui sont au piquet, ce sont les coiffeurs du block 13 ; le commandant a trouvé que les détenus de ce block avaient les cheveux trop longs.
— L’appel terminé, c’est la distribution du pain dans le block, 250 grammes le soir, 250 grammes le matin. Voilà la ration que nous aurons le plus couramment. Avec le pain, une petite « louchée » de soupe au lait sucré de moins d’un quart de litre. J’en fais une pâtée avec mon pain et je la mange lentement, à bouchées comptées.
— Albala m’a donné un peu de rabiot de soupe sucrée et je vais à la recherche de Carette. Le voilà, lui aussi en a trouvé un peu qu’un Schreiber belge lui a donné. Il mange avidement et me fait part en même temps de son inquiétude. Le docteur français à l’infirmerie l’a ausculté ; il y a quelque chose qui ne va pas dans sa poitrine. Doit-il rentrer à l’infirmerie ? Je ne le lui conseille pas. L’atmosphère y est tellement mauvaise que l’on risque de se rendre plus malade que l’on n’est. Il m’informe que son meilleur camarade, Jean Briquet, veut me voir dans la stube des tuberculeux. J’irai à l’infirmerie demain au retour du boulot ; je me ferai porter malade, comme ça je pourrai, avec le papier du Schreiber de mon block, franchir les deux barrages disposés à l’extérieur et à l’intérieur pour empêcher les visites.
— Mon pauvre Briquet est à bout. Il doit vouloir me donner quelques commissions pour sa femme, alors qu’il eu a encore la force.
— Dans la chambrée, nous ne pouvons pas encore nous coucher. Il faudra attendre 9 heures pour que, la revue passée, nous puissions nous allonger. Je dispose les planches du pied de mon lit de façon à avoir les jambes en l’air,
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