Le neuvième cercle
autre de se venger.
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— L’homme xii n’est pas fait pour vivre seul : cette vérité qui paraît banale dans la vie normale où l’homme vit dans la société, dans la famille, entouré d’affection, fut magnifiquement vérifiée en camp de concentration ; je ne connais pas d’exemple de déporté qui, à Gusen, ne se lia pas d’amitié avec au moins un autre déporté, d’amitié comme on n’en voit pas dans la vie civilisée.
Quand je me remémore le visage d’un tel, vivant ou mort, d’autres visages instantanément apparaissent auprès du sien, visages d’amis avec qui il avait l’habitude d’être. Gusen était non une concentration de dix mille individus, ayant chacun un comportement bien particulier, mais une agglomération de milliers de petites collectivités ayant leur vie propre. Je m’explique : je n’ai pas vécu deux ans à Gusen, nous avons vécu quatre à Gusen : Jean Gavard, Georges Marcou, René Dugrand, Louis Deblé. Pourquoi, nous sommes-nous liés d’une telle amitié fraternelle nous quatre plutôt qu’avec d’autres ? Le hasard des circonstances, les lois insondables de la sympathie peuvent seuls l’expliquer.
— Nous nous connaissions déjà bien avant notre arrestation. Jean et moi travaillâmes ensemble à la carrière, nous étions coéquipiers de travail, un marteau pneumatique pour nous deux : pendant que l’un perçait le granit, l’autre roulait les pierres et surtout surveillait les alentours pour prévenir de la venue, toujours possible, d’un kapo ou d’un S.S. À l’appel, nous étions toujours côte à côte. Au block, nous partagions la même paillasse ; notre entente parfaite nous attira beaucoup de sympathies ; les Polonais nous prenaient pour deux frères (ils nous trouvaient un air de ressemblance et souvent nous passaient leur reste de soupe que leurs colis leur permettaient de dédaigner) ; dès le premier jour, nous avions décidé de partager tout supplément que l’un ou l’autre pourrait obtenir. Georges, sorti de l’infirmerie en septembre, et René qui travaillait chez Steyr, complétèrent le quatuor : désormais, et jusqu’au dernier jour, ce fut la lutte pour la vie : nourritures et cigarettes furent mises en commun, sans qu’aucun ne se souciât de voir s’il apportait plus ou moins à la communauté ; Jean, grâce à ses connaissances d’allemand, eut la chance d’être Schreiber – c’est-à-dire secrétaire – du Hall V ; à ce titre, il avait droit à deux gamelles de soupe par jour, la deuxième qu’il partagea toujours avec nous ; il réussit comme moi à donner des leçons de français aux Polonais (apprendre le français était le grand snobisme des Polonais qui reconnaissaient, par là, la supériorité de notre civilisation, quoi qu’ils en disent par ailleurs). Les bouts de pain, les soupes ou les oignons, etc. qui constituaient le chiche prix de ces leçons entrèrent dans la collectivité, ce qui faisait parfois des parts dérisoires pour chacun de nous ; mais le moindre supplément était vital et surtout cela resserrait nos liens d’amitié ; nous n’étions pas seuls ; malgré les boches et leurs inventions diaboliques pour isoler l’homme dans un égoïsme animal, nous avions formé une cellule sociale, une famille aussi solide certes que celle composée du père, de la mère et des enfants. Jean fut de beaucoup celui qui apporta le plus à notre petit groupe ; il dessina des cartes de Noël et de premier de l’an, qu’il vendit contre du pain ; au hall, il s’efforça dans la mesure du possible, de nous faire donner du travail pas trop pénible. Nos cigarettes, mises en commun, nous permirent encore d’acheter des pommes de terre, du pain, de la margarine, de la « marmelade » et surtout une paire de souliers ou un pull-over pour celui d’entre nous qui en avait besoin : avec dix cigarettes nous n’aurions pu nous offrir ce luxe, avec quarante nous le pouvions.
— J’insiste sur ce fait pour essayer de faire comprendre ce que fut la solidarité dans les camps : beaucoup de ceux qui sont revenus ne seraient pas revenus si cette solidarité matérielle et morale n’avait existé, j’y insiste aussi pour montrer qu’en dépit de toutes les circonstances en apparence favorables au développement de l’égoïsme, du vol et de la bestialité, et ces circonstances ne pouvaient être mieux réunies que dans un camp de concentration nazi, l’homme pouvait, au
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