Le neuvième cercle
donner, je m’apprêtais à lui raconter que ce jour-là il n’y avait pas de solidarité. Mais je n’eus pas le temps de raconter mon histoire. Bonnet, m’interpellant, me dit : « Tu ne m’apportes pas la solidarité car ce n’est pas la peine, c’est la fin. Tu vois je ne peux plus bouger. » C’est alors que, malgré moi, sachant bien que je n’avais pas le droit de le faire, je lui remis son saucisson en lui disant : « Tu vois bien, ce n’est pas la fin sans cela j’aurais inventé une histoire pour ne pas te donner le saucisson. » Alors, je vis poindre un sourire dans cette face décharnée où seuls les yeux témoignaient qu’il était encore vivant. C’est la dernière vision que je garde de mon vieux Tatave.
— Maintenant, il me fallait aller m’expliquer avec mes camarades. Oh ! ce ne fut pas long. J’écopai de huit jours de suspension de solidarité, sanction tout à fait justifiée par la dure loi des camps. La sensiblerie n’était pas de mise. Il nous fallait maintenir une discipline rigoureuse pour pouvoir sauver le maximum de camarades. Il existait, à Gusen I, en dehors du collectif une solidarité faite par un religieux, autrichien, le père Gruber. Elle s’adressait plus particulièrement à une trentaine de jeunes Français qui n’avaient pas été pris en charge par le collectif. J’ai, malgré que je ne sois pas un jeune, bénéficié de cette solidarité.
— Le père Gruber x , qui devait être assassiné peu de jours après ma sortie du block 31, fut remplacé par un autre religieux, français celui-ci, je veux parler du père Jacques. Le père Gruber, qui sans doute prévoyait sa disparition, avait fait le nécessaire pour que la solidarité continue après lui. J’avais fait la connaissance du père Jacques à son arrivée car il avait été affecté à mon block et, peu après son arrivée dans le block, les Polonais étaient venus, ayant appris que dans le dernier convoi de Français il y avait un prêtre. Et, s’adressant à moi, ils me demandèrent si cela était. Je me tournai vers les nouveaux arrivants, leur transmettant la demande des Polonais. Un camarade s’avança en me disant : « Je suis moine. » Je lui répondis : « C’est la même chose. » Le contact fut donc établi entre les catholiques polonais, très nombreux au camp et très influents, et le père Jacques. C’était, pour celui-ci, la certitude d’une aide très efficace dans tous les domaines, pour lui et ses camarades français.
— Le père Jacques fut donc en mesure de soulager et de sauver de nombreuses vies car, en plus de l’aide matérielle, Jacques savait comme pas un remonter le moral. De sa personne, un rayonnement s’échappait. Il en imposait à tous : croyants ou non-croyants. Sa façon simple et directe faisait de ce fils de carrier une personnalité hors du commun dans ce monde où se côtoyaient les pires déchéances humaines. Et c’est tout naturellement qu’il devait devenir le camarade du syndicaliste Henri Gauthier, autre grande figure de Gusen I. On peut bien dire que cela aida grandement au rapprochement et au resserrement de tous les Français. C’est ainsi que le père Jacques, un jour, décida de donner la communion et de dire la messe, ce qui était formellement interdit. Et c’est pourquoi nous, les athées, nous montions la garde pendant qu’il officiait.
— J’ai eu, personnellement, assez souvent des discussions avec Jacques. Nous abordions beaucoup de problèmes, entre autres nous étions d’accord pour continuer à lutter ensemble pour un monde débarrassé de toutes les oppressions, un monde épris de justice sociale, un monde nouveau pour lequel nous avions lutté dans la résistance. Un sujet pour lequel nous n’étions pas d’accord, c’était justement celui de la solidarité. J’ai dit, par ailleurs, la loi impitoyable mais nécessaire qui existait. Dans ce domaine, il arrivait fréquemment que Jacques, qui venait de recevoir de ses amis polonais une bonne veste, à l’entrée de l’hiver, se trouvait le lendemain revêtu d’une loque car il avait donné sa veste, et il lui arrivait de la donner à un camarade qui n’avait, hélas ! plus aucune chance de survie et dont la mort intervenait deux ou trois jours après. On lui disait : « Pourquoi as-tu fait cela ? » Il nous donnait raison mais il ajoutait : « Je suis un croyant et je me dois tout entier à mes camarades, y compris à ceux que je sais
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