Le neuvième cercle
(car chaque anniversaire de l’un d’entre nous n’était pas oublié par les autres). René avait juré de porter cette croix toute sa vie autour de son cou et, chose curieuse, jamais un S.S. ni un kapo ne songea à la lui enlever. C’est ce qui lui permit de la donner aux parents de Pierre à son retour. Cette croix et nos témoignages constituent le seul souvenir qu’ils possèdent de leur fils.
*
* *
— Je xiii débutais chez Messerschmidt en équipe de jour, et mon travail consistait à poser une plaque de revêtement sur une aile d’avion et l’ajuster aux cinq centièmes de dix vis fixant cette tête au longeron. Quatre jours me furent donnés pour me mettre au courant en regardant opérer des détenus russes. Puis, à mon tour, aidé de deux compatriotes, je fus mis à l’ouvrage. Au premier abord, ce travail pouvait paraître simple, mais n’ayant jamais fait d’ajustage, j’étais assez maladroit, surtout que le temps de mon opération était calculé, aussi, vu ma lenteur, les coups pleuvaient à longueur de journée, et mes deux camarades n’étaient pas épargnés non plus. Nous avions un « meister » que nous avions surnommé « Don Quichotte », vu sa taille, qui avait la fâcheuse manie de tirer les oreilles. Aussi, chaque fois que nous apercevions sa grande carcasse se diriger vers nous, nous savions qu’il allait nous en cuire et, l’un après l’autre, nous étions soulevés de terre par les oreilles, et quelques gifles et coups de pieds nous faisaient comprendre que ça n’allait pas assez vite… Au Hall III où nous travaillions, nous étions au début environ cinq cents, dont presque cent Français ; aussi, à l’heure de la soupe, après avoir touché notre ration, nous nous réunissions entre compatriotes et composions des menus de chez nous. Et je me rappelle, avec émotion, le jour où le père Augé (architecte de la ville de Paris), nous donna la recette d’une choucroute que nous avions baptisée « choucroute Augé ». Il avait mis tant de cœur à nous faire la description de ce plat que, tout l’après-midi, les camarades se rencontrant s’interpellaient en se disant : « On la fera sa choucroute, elle doit être rudement bonne !…»
— Pour les équipes qui travaillaient à la carrière, ou dans certains kommandos, le dimanche était, en principe, jour de repos. De même, le dimanche était jour de changement d’équipe. Ceux qui venaient de passer la semaine de nuit, sachant qu’ils pouvaient se reposer le soir, se levaient pour l’appel de 11 heures et ne se recouchaient pas ; l’après-midi restait donc libre. On pouvait donc assister, à partir de 14 h 30, au match de football qui avait lieu sur l’« Appelplaz » non gazonnée évidemment. Ces matches étaient assez intéressants car les équipes, polonaises, allemandes ou espagnoles, comprenaient de bons éléments, mais il était curieux de faire le contraste entre les joueurs véritablement musclés et en pleine santé, et les spectateurs maigres à souhait. Les membres des équipes avaient tous des places choisies, soit aux cuisines, soit dans des postes où il leur était possible de se ravitailler convenablement.
— Plus rarement il y avait match de boxe, faute d’éléments sans doute, car à Mauthausen c’était le sport favori et celui qui pouvait se prévaloir du titre de boxeur était automatiquement certain d’avoir une place de choix et d’être soigné comme un « coq en pâte » par les Allemands.
— Pour les amateurs de musique, il existait à Gusen I, quatre orchestres composés de Polonais, en grande majorité, d’Allemands et de quelques Espagnols. Ces orchestres allaient de block en block et donnaient des concerts qui duraient deux bonnes heures. C’était de la musique classique et je dois reconnaître que les éléments étaient bien choisis. J’eus, entre autres, l’occasion d’entendre l’« Ouverture de Manfred » de Schumann et cette œuvre fut remarquablement interprétée.
— D’autres orchestres étaient, ce que l’on appelle chez nous, « des orchestres de brasserie », et nous jouaient des airs très connus. Ces quelques instants étaient une véritable détente morale. Par contre, il y avait l’envers de la médaille : au milieu du concert, à l’entracte, le chef de block servait aux musiciens d’appétissants petits toasts composés de rondelles de pain recouvertes de margarine et sur lesquelles se trouvait une
Weitere Kostenlose Bücher