Le neuvième cercle
volonté de vivre ayant repris le dessus, et surtout le charbon de bois que nos camarades réussissaient à nous faire passer en grande quantité, firent qu’au bout d’une quinzaine de jours nous pouvions sortir du block 31.
— Ceci suffirait à démontrer, si cela était nécessaire, que sur les milliers de malades qui sont morts au block d’extermination 31, plusieurs auraient pu être sauvés. Mais les camps de la mort avaient un autre but. Personnellement, je ne crois pas aux miracles. Mais il faut bien reconnaître que le fait d’être passé à la « gare du paradis » et d’en être sorti vivant, même si cela est dû aux circonstances exceptionnelles que j’ai racontées, est quelque chose d’incroyable et pourtant je suis bien vivant. Mon camarade Bonnet, lui, n’ayant survécu que quelques jours à sa sortie du block 31. Nous voilà donc, à cette sortie, de nouveau au Lagerkommando, encore bien faibles. Les camarades nous prirent en charge Bonnet et moi. Cette solidarité se faisait en faveur des camarades subissant une défaillance mais pouvant être récupérés. En ce qui nous concerne, nous étions pris en charge exceptionnellement pour pouvoir éventuellement porter témoignage sur le block 31, et en particulier sur la « gare du paradis ». Comment fonctionnait cette solidarité ? Les Français à cette époque (1943) qui étaient au camp de Gusen I, étaient pour la plupart, des N.N. (Nuit et Brouillard), c’est-à-dire qu’aucun de nous ne recevait de colis. La nourriture qui était distribuée sous forme de solidarité provenait, en grande partie, d’un prélèvement effectué sur nos maigres rations, insuffisantes en qualité et en calories. C’est dire quel sacrifice énorme devait faire chaque membre du collectif, en prélevant ne fût-ce qu’une cuillerée sur sa gamelle de soupe. Aussi cette solidarité avait-elle une règle très stricte : elle devait cesser immédiatement si les bénéficiaires, au lieu de se retaper, continuaient à s’affaiblir. C’est ainsi que, en ce qui me concerne, j’allais tous les soirs chercher pour moi et Bonnet notre part de solidarité, et j’avais pour consigne impérative de ne pas donner sa part à mon camarade au cas où il n’y aurait plus d’espoir ix .
— Les camarades avaient fait une exception car notre chance de survie était minime, et il y avait tellement de cas à secourir. C’est pourquoi, avant de rentrer dans le block où était Bonnet, je devais, au préalable, m’enquérir de son état qui, il faut bien le dire, allait en empirant. J’aurais dû en avertir les camarades, mais je me croyais autorisé, tenant compte du caractère particulier de notre cas, de tricher un peu. Hélas ! un soir, ce que je prévoyais depuis quelque temps, arriva. Le camarade que j’interrogeais sur l’état de santé de Bonnet me dit : « Tu peux remporter ton bout de saucisson. Bonnet a été ramené du travail, il est au bout du rouleau. Le chef de block a dit qu’il irait au crématorium demain. » Je devais donc repartir sans chercher à le revoir, mais Bonnet avait été mon compagnon de lutte et de misère. Je revoyais ce colosse au regard énergique, avec son cœur gros comme ça ! Un jour que nous parlions de notre passé, il me disait : « Tu vois, nous avons à peu près la même origine. Toi Creusois, moi Corrézien. C’est pourquoi nous avons la tête un peu dure. » Et notre conversation, tout naturellement, dériva sur les histoires de gueuletons. Moi, qui avais toujours eu peu d’appétit – cela était dû à un accident de jeunesse – j’étais effrayé par le récit de mon camarade. Il me disait : « Avec mon frère, qui était du même gabarit que moi, nous descendions tous les ans revoir la famille en Corrèze, et tu sais comment cela se pratique à la campagne. Dans le village où nous allions, nous étions tous plus ou moins cousins donc, en arrivant, nous faisions la tournée des maisons et, naturellement, à chaque étape, c’était le coup de gorgeon et le casse-croûte, si bien que, arrivé à midi, au moment de se mettre à table, la famille n’avait plus tellement faim après tous ces casse-croûte. Alors moi et mon frère nous devions nous dévouer pour faire un sort à la dinde traditionnelle et, en nous forçant un peu, nous y arrivions. »
— Tous ces souvenirs me remuaient. Je décidais donc de rentrer voir mon camarade et, pour ne pas l’alarmer en ne voulant rien lui
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