Le neuvième cercle
condamnés, et je n’ai pas le droit de les abandonner. » Et ce geste inutile sur le plan matériel a une autre signification, car il permet à celui qui va mourir d’emporter avec lui un peu de chaleur humaine. Et il ajoutait : « Si vous aviez vu, comme moi, le sourire qui illuminait sa pauvre figure, vous me pardonneriez. » Bien sûr qu’on lui pardonnait, d’autant plus que les gestes de Jacques se faisaient hélas ! aussi et surtout à son détriment.
— Je dois dire que, personnellement, à cause de ce que j’avais vécu avec mon camarade Bonnet, je comprenais fort bien ses raisons. Mais j’insiste sur le caractère négatif sur le plan matériel. Là encore, seuls les déportés peuvent être juges, car seuls ils peuvent témoigner de l’importance capitale de ce qui, aujourd’hui, peut apparaître comme quelque chose d’insignifiant dans notre société de consommation. Combien elle apparaît ridicule notre cuillerée de soupe ou notre rondelle de soi-disant saucisson. Pourtant, si l’homme ne vit pas que de pain, le manque de celui-ci peut lui être fatal, et ce n’est pas les millions d’êtres humains qui meurent, chaque jour, de faim, dans les pays sous-développés, qui infirmeront ma thèse.
— L’action de notre collectif ne se bornait pas seulement à la solidarité matérielle. Elle voulait maintenir le moral, obliger les camarades à se tenir, à ne pas se laisser aller. On leur apportait des nouvelles sérieuses. Des nouvelles exagérées ou fausses faisaient plus de mal que de bien. Heureusement, nous avions à Gusen un camarade qui travaillait à réparer les postes de radio des S.S. Malgré la présence du kommandoführer S.S., il arrivait à capter les communiqués. Il faut dire que ce camarade parlait plusieurs langues, ce qui lui facilitait la tâche. La difficulté consistait à prendre et à répéter, mot à mot, l’information, chose très difficile. Le lendemain, bien malin celui qui reconnaissait l’information de la veille. Les kilomètres s’ajoutaient aux kilomètres.
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— Un matin xi , sur la place d’appel, après avoir été comptés et recomptés, chaque chef de block ayant rendu l’appel au blockfûhrer, un S.S., nous nous regroupions avec nos kommandos de travail. Et toujours alignés par cinq, je me trouvais en queue. Notre kapo, le grand Willy, un triangle rose (c’était un pédéraste) s’approcha de moi, me retira de la colonne et me fit comprendre qu’aujourd’hui je restais au camp, avec le Lagerkommando.
— Je me souviens bien de ce jour, nous venions d’apprendre de source plus ou moins clandestine la chute de Stalingrad. Cela s’est avéré exact par ce qui va suivre. Cherchant à me cacher pour ne pas être pris pour les corvées du camp, je me trouvais derrière une baraque, face au poste de garde dans un recoin bien à l’abri. Dans la matinée, le soleil brillait, la petite porte près du corps de garde s’ouvrit et un des chefs de camp, suivi de son second, bondirent sur la place d’appel et, interpellant le chef de camp n° 1, un Polonais, lui donnèrent des ordres en allemand. Vu leur excitation, j’ai pensé qu’il allait se passer quelque chose et, tout de suite, j’ai pensé à la victoire des Russes à Stalingrad. Le Lagerälteste n° 1, ne voulant pas accomplir la besogne qui lui était demandée, se déchargea sur l’Oberkapo du Lagerkommando, une brute sans scrupule qui jouissait quand il tuait de ses propres mains. Alors, je l’ai vu partir comme un fou, armé de sa matraque, se ruant littéralement sur tous les détenus qu’il rencontrait, les retournant ou les interpellant, il s’assurait de leur nationalité et malheur à lui si c’était un Russe. Il l’entraînait vers un bac rempli d’eau, il lui décochait quelques coups sur la tête et, ruisselant de sang, il le saisissait à la gorge et lui plongeait la tête dans le bac jusqu’à ce que mort s’ensuive. J’en ai compté, de mon observatoire, vingt-cinq qu’il avait alignés et, son travail terminé, il rendit compte au Lagerführer S.S., se mettant au garde-à-vous, se découvrant comme pour dire : « Mission terminée. » La voiture, tirée par des détenus, vint charger sa cargaison qui se dirigea vers le crématoire.
— Les S.S. sortirent du camp pour rejoindre leur baraque. L’Oberkapo repartit à travers les allées du camp et les corvées continuèrent comme si rien ne s’était passé.
Une façon comme une
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