Le neuvième cercle
mille déportés, avait la prétention de dicter ses conditions aux nazis qui, d’un mot, pouvaient l’envoyer au four crématoire. Le geste était utopique, mais combien magnifique.
— Finalement, il se mit en tête de donner sa démission de contrôleur, qui lui assurait, malgré tout, un boulot pénard, pour travailler sur une machine comme les autres. Tous ses amis firent l’impossible pour le dissuader d’un tel projet ; aucun argument ne résista à son entêtement, rien n’y fit, il donna sa démission. C’était en décembre 1943, en plein hiver, j’avais alors la jambe rongée de plaies qui m’obligeaient à boiter et me rendaient insupportable la station debout, durant douze heures, devant mes machines ; cela me valut d’être désigné à sa place comme contrôleur ; avant d’accepter, je lui demandai encore s’il avait bien réfléchi aux conséquences de son acte : il me répondit en se mettant en colère, suivant son habitude ; je n’insistai pas. Heureusement pour lui – comme pour nous tous d’ailleurs – il bénéficia durant tout l’hiver de l’aide efficace du père Gruber pour qui il avait une vénération sans borne.
— Cependant, Pierre ne jouit pas au camp d’une santé florissante ; il avait de l’œdème qui l’obligeait à faire de fréquents séjours au Revier ; mais dès qu’il reprenait le travail, ses pieds et son visage enflaient de nouveau ; cela ne l’empêchait pas d’ailleurs d’arborer son large sourire sympathique et de poursuivre ses projets innombrables.
— Durant l’été 1944, on réussit à l’affecter au hall de la trempe des pièces de fusil ; il passa ainsi l’hiver 1944-1945 dans une atmosphère chaude et avec un travail relativement meilleur. Le printemps vint et de nouvelles restrictions de nourriture aussi ; la vie à Gusen devenait de plus en plus dure ; le Revier ne désemplissait pas, la cheminée du four crématoire exhalait nuit et jour sa petite fumée bleue et son odeur âcre de cuir brûlé. L’œdème de Pierre l’affectait de plus en plus. Il était au Revier, hélas ! quand les boches, pour décongestionner les blocks d’infirmerie, procédèrent au gazage de quatre cents malades et convalescents environ.
— C’était le 20 avril 1945 au soir ; tous les malades du block 30 furent envoyés aux douches, entièrement nus évidemment comme d’habitude ; quand ils revinrent, tout mouillés et se portant à peine, les S.S. entouraient le block où ils les enfermèrent de force et les asphyxièrent au gaz, tous les interstices des fenêtres étant bouchés par des couvertures. Les cadavres furent retirés le lendemain matin, combustible humain pour le four crématoire.
— Le lendemain 21, nous apprîmes que Pierre était parmi eux. Trois jours auparavant, nous avions appris le décès de notre ami Camille Papon, mort d’épuisement le 17 avril. Ces deux morts, coup sur coup, nous laissaient muets de douleur ; nous n’arrivions pas à réaliser la triste vérité ; la mort, cette fois-ci, sabrait tout près de nous.
— La dernière fois que je vis Pierre, c’était deux ou trois jours avant sa mort, par la fenêtre ouverte du block 30 ; je ne pus lui parler que quelques instants car il était défendu de correspondre avec les malades du Revier et il fallait se méfier constamment des kapos armés de schlague qui en surveillaient les alentours. Pierre était entièrement nu, comme tous ceux du Revier – pénurie de chemises prétendaient les Allemands. Son visage était enflé plus que jamais par l’œdème ; « j’urine le sang », me dit-il ; c’est la dernière vision que j’ai de lui.
— Avant d’entrer à l’infirmerie pour la dernière fois, il m’avait confié une petite médaille de la Vierge Marie qu’il s’était procurée, je ne sais comment ; pour ne pas l’égarer, je l’avais enfilée au fil de fer qui me servait de bracelet pour maintenir mon numéro matricule ; cette médaille je l’avais encore au poignet à mon arrivée à Paris, le 19 mai 1945 ; je la perdis par comble de malchance dans le train qui me ramenait à Bordeaux après trois ans d’absence ; je ne pus la donner à ses parents comme j’en avais l’intention.
— Par contre, Pierre avait confectionné avec un os une petite croix, toute simple, qui constituait son cadeau d’anniversaire ou de fête – celui de Jean Gavard, de Georges Marcou et le mien, pour notre frère René Dugrand
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