Le neuvième cercle
contraire, révéler les qualités de cœur et de générosité comme il ne peut le faire dans une vie normale ; partager tous les jours une soupe supplémentaire avec des camarades équivaut à l’employé gagnant 15 000 francs par mois qui partagerait 5 000 francs avec trois autres camarades qui n’en gagneraient que 10 000, avec la différence que partager cette soupe au lieu de la manger tout seul, en se cachant derrière un block, risquait de vous coûter tout simplement la vie. Qu’on y songe.
— Saint-Exupéry, dans Pilote de Guerre a écrit : « — Quand le corps se défait, l’essentiel se montre. »
Pierre Bellouard, ingénieur chimiste, fut arrêté par la Gestapo à Bordeaux, le 15 juillet 1942 ; après plusieurs mois de cellule au Cherche-Midi, il fut déporté à Mauthausen le 1 er avril 1943 ; je le vis pour la première fois à Gusen, à la fin du mois d’avril.
— Il entra directement comme chef de contrôle au hall où moi-même j’entrai le 9 juin, pour travailler sur deux fraiseuses, une semaine de jour, une semaine de nuit ; nos factions coïncidant, j’eus le loisir de bavarder souvent avec lui et de profiter régulièrement de sa conversation qui était particulièrement brillante et enrichissante. Le trait qui caractérise le mieux son attitude à Gusen (c’est l’avis de tous ceux qui l’ont connu), c’est qu’il donna l’impression, du premier au dernier jour, qu’il ne vivait pas dans un camp de concentration. Pierre Bellouard se refusa un seul instant à se plier aux exigences de « l’univers concentrationnaire », c’est ce qui fit la beauté et la noblesse de son séjour à Gusen, mais aussi, hélas ! fort probablement, ce qui le perdit.
— Pierre ne se départit jamais de sa verve gasconne, de sa bonne humeur, de son optimisme outrancier : dès qu’il m’abordait, c’était non pour commenter la soupe du midi ou le dernier exploit sinistre du kapo, encore moins pour contrôler les pièces de ma machine, mais immédiatement pour me faire part des projets innombrables que son cerveau fécond ne cessait d’élaborer : son nouveau procédé de fabrication de bouillie bordelaise qu’il mettrait au point dès son retour en France ; ou son système de fabrication de lait en poudre, ou bien le programme de camping qu’il promettait d’effectuer en compagnie de René Dugrand, Georges Marcou, Jean Gavard et de moi : un jour, il me présenta une liste complète des ustensiles et vivres qu’il nous faudrait emporter, commentant longuement l’utilité de chacun d’eux. Il n’appartenait vraiment pas au camp.
— Gusen lui restait étranger, il voulait l’ignorer systématiquement. Son travail, il ne s’en souciait pas pour deux sous. Conséquence : on le mit simple contrôleur sur une chaîne. Ses vêtements il s’en moquait éperdument : plus il était mal vêtu et Dieu sait s’il avait le chic pour avoir des vestes toujours trop étroites, des pantalons déchirés et des claquettes invraisemblables, plus il s’en réjouissait. Quand nous lui faisions remarquer qu’il vaudrait mieux pour lui acheter une bonne veste ou un morceau de pain avec ses cigarettes, plutôt que de les fumer, il se mettait en colère et nous déclarait qu’il était assez grand pour savoir ce qu’il avait à faire ; dans ces moments-là, il me faisait penser à Cyrano : « Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances ! »
— Il connaissait un système de trempe de l’acier qui, d’après lui, aurait été nettement supérieur à celui qu’utilisaient les ingénieurs allemands de l’usine Steyr ; et voilà l’idée qui germa dans son cerveau : faire part de ce procédé aux Allemands, ou plus exactement leur demander de lui confier un laboratoire où il mettrait ce procédé en application, à condition qu’ils le laissent choisir lui-même ses collaborateurs ; ces derniers devant être tous ses petits amis bordelais C.N.D. Évidemment, plus de kapo et nourriture abondante en contrepartie. La mise au point du procédé nécessiterait plusieurs mois, juste le temps nécessaire aux Alliés pour écraser les boches. Le résultat tangible, c’est qu’il nous sauvait tous et nous assurait le retour certain en France. Le plus fort de l’histoire, c’est qu’il fit part sérieusement de son projet aux ingénieurs allemands, projet qui, évidemment, n’eut pas de suite : lui, Pierre Bellouard, pauvre misérable, noyé au milieu de dix
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