Le neuvième cercle
« block des caïds », avait un aspect intérieur tout différent des autres. Voisin immédiat de la maison close, ce block, d’aspect extérieur normal, présentait un intérieur très confortable, parquet ciré impeccable, lits à étages mais munis de paillasses confortables, bien remplies et recouvertes d’une housse à petits carrés bleus et blancs, draps de même dessin que la housse, couverture et édredon, type américain. Dans ce block, les locataires couchaient seuls et, étant tous des messieurs bien placés, avaient une nourriture suffisante. À 5 heures, on y prenait le café avec du pain grillé et de la margarine ; enfin, on ne manquait de rien. Chaque soir, un coiffeur bien choisi rectifiait la coiffure et chaque matin faisait la barbe de ces messieurs, toujours impeccables. Seuls, trois Français habitaient ce block, et je dois reconnaître qu’ils firent de leur mieux pour aider leurs compatriotes (Bondon et Collardey). Chaque midi, en effet, à l’heure de la soupe, le block 1 était entouré d’affamés venant demander aux occupants de ce block un peu de soupe. Ce n’était pas sans aucun danger, car les pompiers du camp, « Allemands volontaires », pour ce service, faisaient des chasses terribles à coups de tuyaux de caoutchouc ou de bâton. Cela n’empêchait pas, chaque midi, cinquante hommes environ, de risquer la problématique soupe malgré les coups. L’hiver, le spectacle était pénible : par moins 20°, dès 11 h 30, les hommes arrivaient, attendant quelquefois une heure sous le gel pour ne rien avoir. D’autres fois, héritant quelques cuillerées restant au fond de l’assiette, ils allaient laver celle-ci avant de la rendre ; c’était pour le généreux donateur une façon comme une autre de faire sa vaisselle.
— Dans un camp de concentration, les mots : vol ou voleur, sont proscrits ; cela se comprend facilement puisque, à part les assassins, les autres droit commun allemands sont des voleurs ou des escrocs, et tout ce joli monde est gratifié des plus hauts grades et dispose donc entièrement des détenus politiques et résistants. Donc, s’il vous arrive de vous faire soustraire quoi que ce soit, vous dites : « On m’a « organisé » cela » et non « on m’a volé cela ». En principe, les Russes, grands « organisateurs », n’opéraient jamais seuls. Voulaient-ils voler une boule de pain, un rutabaga, des pommes de terre, etc. aux arrivées des wagons de ravitaillement, ils se groupaient par quatre ou cinq, quelquefois plus. À peine la boule de pain ou autre était-elle volée, elle passait dans les mains des complices, si bien qu’il était absolument impossible de déceler le coupable. Aviez-vous, dans votre poche, quelques cigarettes, vous sentiez un frôlement et constatiez aussitôt leur disparition. Aucun doute, ce ne pouvait être que votre voisin ; vous pouviez le fouiller, les cigarettes étaient déjà loin, passées de main en main. En fait, une véritable organisation, d’où le nom donné à tout vol…
— Les maîtres incontestés de l’organisation étaient les chefs de block qui, avec les prélèvements effectués sur nos rations, se payaient cigarettes, pull-overs, pour l’hiver, payaient les retouches de leur complet ou même des façons complètes.
Le marché : il se tenait aux heures de retour des équipes, entre les blocks 4 et 5, et devant les lavabos attenant au block 2, soit presque au milieu du camp. Pour un profane, il serait apparu sous l’aspect d’un rassemblement de détenus s’interpellant dans toutes les langues, puis s’en allant par petits groupes, discuter à quelques pas de là. Aucune marchandise n’était visible, car il était extrêmement dangereux d’exhiber quoi que ce soit de comestible et, cependant, il s’y vendait de tout : saucisson, pain, margarine, fil, chaussettes, chemises, etc. La monnaie d’échange était la cigarette. Quand vous vous risquiez à aller au marché, il fallait vous entourer de quelques camarades surveillant sérieusement tous ceux qui approchaient. Vous entriez donc dans ce grouillement et entendiez de tous côtés ces annonces : « Came Kleba, Came Colbaso, Came margarine », etc. ce qui signifiait en français : pour qui le pain, pour qui le saucisson, pour qui la margarine. La majorité des vendeurs étaient des Russes et le pain ou autres denrées vendues provenaient de l’« organisation ». Il y avait aussi les vendeurs, des
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